mercredi 29 juillet 2015

Pizza 4 - Pourquoi devient-on proctologue ?

La journée de travail s'achève plus sereinement qu'elle a commencé. Un peu avant minuit, Erminio et Concetta finissent une margherita, assis devant le bar avec Michele.
Il demande à Concetta ce qu'elle fait quand elle ne remplace pas Erminio au pied levé.
– Des études de médecine, répond-elle en levant les yeux au ciel.
Ah ? Et tu fais une spécialité particulière ? Pourquoi tu lèves les yeux au ciel ?
Proctologie. Ça répond aussi à ta deuxième question.
Qu'est-ce que c'est ?
Tripologue. Rectumologue. Spécialiste du caca.
Ah.
Eh oui, d'un coup on est sec.
Mais... pourquoi devient-on proctologue ?
– Comme on devient patron de pizzeria : c'est un concours de circonstances, des opportunités. J'ai toujours voulu faire médecine et, rapidement, j'ai voulu faire une spécialité : la médecine générale me gonfle, je n'ai pas une vocation d'aiguillage, ni de psy. Mais les spécialités, c'est la course, le hamster dans sa roue, tu vois, les gens sont prêts à tuer père et mère pour devenir cardiologue ou, mieux, neurologue. Les aristos de l'hosto, en somme. Moi je ne suis pas un hamster, alors je me suis retrouvée en proctologie. En même temps, j'aime bien ça. Ça pue, c'est sûr, c'est la tripe, c'est vrai, mais on est dans la vraie mécanique, dans l'essentiel, pas dans la fanfreluche. Moi je suis manuelle, j'aime bien avoir les mains dans le cambouis.
– J'ai vu ça en cuisine, répond Michele.
– Les proctologues, c'est comme les gens qui gèrent les ordures ménagères. Pourtant, on ne se fout pas des gens qui gèrent les ordures, c'est indispensable, d'évacuer, sans ça, c'est l'engorgement, l'explosion. Regarde Naples. Naples aurait besoin d'un bon proctologue. Les proctologues, c'est essentiel. Et que celui qui n'a jamais eu d'hémorroïdes me jette la première pierre.
– Ça c'est vrai, convient Michele convaincu.
– Tu vois.




Balise fournie par Hubert : pourquoi devient-on proctologue ?

dimanche 26 juillet 2015

Pizza 3 - Le cor au pied

Dès le lendemain, le service reprend. A huit heures, Erminio attend Concetta devant la porte de la cuisine, dans la ruelle. Elle est en retard. Erminio peste, se dit qu'il aurait dû lui donner rendez-vous trop tôt.
Au bout d'un quart d'heure, elle arrive lentement. Erminio la houspille :
– Tu es en retard, c'est mon boulot, ici !
– C'est pas de ma faute, j'ai terriblement mal au pied, je n'arrive pas à marcher.
– Qu'est-ce qui t'arrive ?
– J'ai un truc qui me fait super mal sur l'orteil.
– Montre.
Elle s'assied sur le pas de la porte, enlève sa chaussure et sa chaussette et lui montre son pied.
– C'est un cor. Je reconnais, Grand-Mère a les mêmes, constate Erminio.
– Tu sais que tu m'es extrêmement sympathique le matin devant la cuisine ?
– Eh, je n'y peux rien, c'est comme ça. Enfin ça ne va pas t'empêcher de travailler.
– Espérons que non.
Elle remet sa chaussure, se relève et ils entrent.
Erminio lui montre la cuisine et lui explique comment préparer les ingrédients, découper les légumes, la charcuterie, faire la pâte. En bonne cuisinière, Concetta capte tout en un clin d’œil.
Elle se met à la découpe, enchaîne des tombereaux de tomates, de poivrons, d'artichauts frais, d'aubergines, elle exécute le jambon, la coppa, prépare les portions d'olives, d'anchois, d'oignons. Erminio a du mal à suivre, toutes les cinq minutes elle lui demande : et après ? Il court au frigo, revient, multiplie les allers-retours pour compenser sa main inutile. Concetta est reine de la cuisine, elle commande des couteaux, des planches, des ingrédients, les petits piments accrochés tout là-haut, encore de l'huile. Il n'y en a plus, Erminio court à l'épicerie racheter un bidon.
Quand il revient, il s'aperçoit qu'elle n'a pas fait la pâte comme d'habitude. Là il se fâche, il lui dit que la pâte c'est la marque de fabrique du restaurant, qu'elle ne peut pas changer les choses comme ça sans rien demander à personne et que si tu recommences ça tu ne reviendras pas demain. Elle lui répond sèchement t'avais qu'à être là, s'il n'y a plus d'huile c'est que tu gères mal tes stocks et si je ne viens pas demain Michele te met dehors alors ne me pompe pas l'air.
Erminio est ulcéré. Il se sent comme un gâte-sauce dans sa propre cuisine. Mais il est bien obligé de ronger son frein : il a besoin d'elle et il faut reconnaître qu'elle est terriblement efficace.
Cependant, à onze heures trente, alors que le feu commence à chauffer le four, il tient sa revanche : Concetta est prise d'une terrible envie de faire pipi. Il refuse de lui dire où sont les toilettes. Elle commence à se tortiller et lui ordonne de répondre. Il siffle :
– Je te dis où sont les toilettes si tu cesses de me donner des ordres sèchement, si tu te comportes en tous points en cousine douce et compréhensive et que tu arrêtes de faire comme si cette cuisine était ton empire personnel.
– Erminio, arrête ! C'est pas drôle !
– Rien du tout, j'exige ta parole.
– Mais quelle tête de lard ! Arrête ça, je suis pressée !
Erminio reste inflexible. Concetta enrage à son tour mais doit bien finir par s'incliner. Alors seulement Erminio lui dit où sont les toilettes : en bas du petit escalier qui donne dans le couloir.
Concetta se précipite mais au premier pas, elle grimace : son pied lui fait terriblement mal. Elle tend le bras vers Erminio pour s'appuyer sur lui. Lui s'esquive. Elle lève le visage vers lui et lui dit quoi encore ? Il exige une allégeance totale et inconditionnelle pour toute la durée de son séjour à la pizzeria et pour les siècles des siècles, ainsi que, disons, trente pour cent de ses revenus pendant toute sa vie. Concetta ouvre la bouche pour lui hurler dessus mais il éclate de rire et l'emmène vers l'escalier. Elle crie quand même un peu, surtout quand son pied butte dans le pied de la rampe, qui est traîtreusement placé. Erminio s'excuse mollement.
Quand Concetta sort des toilettes, toute urgence assouvie, elle tend vers lui un index vengeur sans un mot. Lui sourit à belles dents. Elle grommelle qu'il n'est qu'un anchois mariné pourri, puis ils remontent bras-dessus bras-dessous.





Balise fournie par Magali : le cor au pied

mercredi 22 juillet 2015

Pizza 2 - Les odeurs

Quand Erminio s'éveille, le soir tombe. Il a toujours une douleur à l'épaule, assourdie par les médicaments. Il dort depuis le matin et se trouve reposé. Malgré cela, il garde les yeux fermés. Il entend toutes sortes de bruits, une maman dans la rue appelle son petit, qui crie que non non, une vespa passe sur l'avenue, la petite vieille d'à côté fait son éternelle toux sur fond de télé, les pigeons roucoulent. Erminio se retourne, fourre le nez dans son oreiller. Il retrouve l'odeur du sommeil et du lit, du repos. Cette odeur, elle est là depuis toujours, dans le lit des parents quand il faisait des siestes contraintes, dans les vieux hauts lits de bois chez les grands-parents des Pouilles, dans celui de Donatella.
Voilà que la mamie d'à côté a lancé sa friture. Ça sent tellement l'ail qu'Erminio se demande ce qu'elle y met d'autre. Même le pire morceau de poisson doit s'aplatir devant la puissance déchaînée des gousses. D'habitude il fronce le nez mais cette fois ça lui met l'eau à la bouche, il meurt de faim. Il se lève lentement, prend son téléphone et appelle Concetta. Elle est d'accord pour manger un morceau chez Michele.
Il se bat un long moment avec ses baskets puis met des tongs, on ne fait pas de lacets quand on n'a qu'une main.
En partant, bon garçon, il va frapper chez la voisine pour voir si elle n'a besoin de rien. Elle met trois minutes à l'entendre, puis trois minutes à venir. Il l'entend traîner des pieds à mesure qu'elle s'approche de la porte, elle doit porter des tongs aussi. Elle ouvre et, pendant qu'ils discutent, Erminio essaie de voir ce qui grésille dans la cuisine derrière elle. Dans l'appartement, l'ail a une présence formidable, Erminio imagine un temple dédié à une déesse rustique, avec de grands braseros pleins de gousses qui roussissent lentement jour et nuit.
La mamie aperçoit son bandage, s'exclame doucement et lui dit qu'il peut compter sur elle en cas de besoin. C'est le monde à l'envers répond Erminio, elle dit bien sûr que non, les petites vieilles aussi servent à quelque chose, je peux te faire ton dîner si tu veux. Il sourit, touché, mais refuse en disant qu'il a rendez-vous chez Michele.
Il descend, se retrouve dehors. La rue sent la chaleur, sourde et moite, et le pavé fatigué. Erminio marche lentement pour ne pas brusquer son épaule.
Par habitude, il arrive chez Michele par la petite rue, côté cuisine. Dès le coin, il sent la pâte à pizza. C'est doux, c'est tiède. Puis les poivrons, plus frais, qui font une odeur de légume un peu insistant, comme un enfant qui veut l'attention d'un adulte, enfin la tomate qui chauffe à petits bouillons dans la grande gamelle, avec une touche d'olive. Il dépasse la porte de la cuisine, passe le coin et entre par devant. Michele l'aperçoit, s'exclame, l'embrasse, lui fait mal, lui demande de ses nouvelles et l'installe en terrasse en l'assurant que c'est lui qui invite ce soir. Avec un clin d’œil, il lui demande qui il attend. Erminio répond la pizzaiola. Voilà justement Concetta qui arrive.






 Balise fournie par Catherine : les odeurs

mardi 21 juillet 2015

Pizza 1 - Se déboîter l'épaule

Erminio est rêveur. Il est sensible aussi. C'est pourquoi, ce soir-là, quand il sort de l'opéra, il est encore tout vibrant de Verdi, il ne voit pas la flaque de graisse devant le feu, au coin de la rue Buzzati. Sa roue arrière chasse et il se croûte. Allongé par terre, la tête sonnante, écrasé par son scooter posé sur lui comme une amoureuse encombrante, il sent une douleur monter dans son épaule. Comme elle grandit, il se dit qu'il s'est cassé quelque chose. Puis les sirènes commencent à être audibles, et il se demande comment il ira travailler demain : un pizzaiolo a besoin de ses deux bras.

Arrivé aux urgences, son épaule est toute bleue et enflée. La radio confirme le diagnostic du pompier : épaule démise. Réduction, trois semaines d'immobilisation, anti-inflammatoires. Erminio est soulagé. Concetta, qui est arrivée en catastrophe, est encore affolée. Erminio a préféré appeler sa cousine plutôt que sa maman, qui aurait été terrorisée et n'aurait pas réussi à se rendormir. Et Concetta habite tout près de l’hôpital.
Quand tout est fini, qu'ils sont rassurés, Concetta part chercher la voiture pour ramener Erminio chez lui. Lui s'installe dans un fauteuil défoncé du hall. Assommé de calmants, il s'endort. Il fait des rêves agités, où de jeunes gens en scooter vivent des histoires d'amour compliquées à l'opéra.
Quand Concetta revient, il est six heures du matin et elle est avec sa sœur Paola. Concetta a oublié où elle avait garé la voiture. Elle a dû aller à pied chez Paola pour lui emprunter la sienne. Quand Paola a su ce qui se passait, elle a voulu venir aussi.
Comme ils partent, le soleil se lève. Ils rient très fort dans la voiture quand Concetta raconte sa longue marche à travers la ville pour aller jusque chez sa sœur. Ils passent sur la petite place près de chez Erminio et le patron du bar sort ses chaises. Erminio demande à Paola de s'arrêter. Paola lève un sourcil, s'arrête. Ils sortent, s'installent en terrasse et prennent des cafés au lait. Le matin est pur, déjà tiède, amoureux.
Quand ils ont fini, Erminio fait un saut à la pizzeria, juste à côté. Michele, le patron, vient d'arriver. Quand il voit Erminio, il pousse un cri, s'empresse, l'interroge, le prend dans ses bras, lui fait mal, puis il marque un temps d'arrêt et lui dit : mais comment vas-tu travailler ?
Erminio répond calmement que Concetta va venir avec lui. Elle est en vacances et elle cuisine très bien. Elle sera son bras droit. 





Balise fournie par Emmanuelle : se déboîter l'épaule

Votre feuilleton de l'été

Mon logiciel de résolution de sudoku est enfin terminé, grâce à quoi, cet été je peux faire autre chose que des sudoku. J'ai donc décidé de me lancer dans un petit jeu d'écriture. Voici les règles :  
  • produire un ensemble de textes sur un thème commun,
  • chaque texte tourne lui-même autour d'un thème spécifique, en plus du thème commun,
  • ton général gai,
  • construction participative : j'aimerais avoir vos idées pour les thèmes spécifiques, ainsi que vos commentaires, critiques et suggestions sur les textes à venir. Ça peut évoluer en temps réel. Le résultat final vous sera fourni gracieusement en pdf, epub ou autre.


Après quelques jours de réflexion et appel à propositions, j'ai choisi de traiter dans l'ensemble du recueil un enjeu fort, qui nous concerne tous : la pizza. 

Concernant les thèmes spécifiques, grâce à vous, j'ai déjà une poignée de pépites, que j'ai commencé à raffiner. Continuez à m'envoyer vos idées !


lundi 13 juillet 2015

Eloge du grumeau

C'est le cauchemar de la crêpière, le grumeau, le défaut qui ruine l'ensemble. Le grumeau est un maître sévère : il est le symptôme d'une négligence, qui fait échouer une entreprise simple. Il nous parle comme le commentaire d'une maîtresse en rouge dans la marge : étourderie. Le grumeau sanctionne. Il nous rappelle à quel point toute tâche, même modeste, mérite notre attention. On ne s'exonère pas du réel.
Mais le grumeau nous dit aussi autre chose : pour quelques perles de farine, faut-il sacrifier tout le saladier ? Ne peut-on pas assimiler ces résidus de mélange ? Mais aussi est-ce nécessaire ? Faut-il vraiment les écraser un à un, avec le dos de la cuillère, sur le bord du récipient, pour les dissoudre ? Ou les jeter ? L'homogénéité doit-elle être totale dans le récipient ?
Sous ses airs d'erreur minable, le grumeau nous tance et nous questionne.


mardi 7 juillet 2015

Le mieux

Le mieux ne serait pas d'écrire les événements au jour le jour. J'ai déjà essayé, ça ne mène qu'à constituer un journal fastidieux, amas de brindilles comme une fourmilière. Une fourmilière, aussi titanesque soit-elle, reste une fourmilière : un projet désordonné, aggloméré à la va comme je te pousse.
Le mieux serait de prendre de la distance, de quitter le tintouin minable des choses, pour s'approcher de la lumière. J'ai des envies de mysticisme, comme une soif de révélation. Je voudrais que tout prenne sens d'un coup, en un flash primordial.
Mais la raison, cette teigne, il faut toujours qu'elle la ramène, le monde ne se capte pas ainsi, l'approche globale est une impasse, à se détacher des faits on s'égare, et le pire qui puisse arriver est d'avoir ce fameux flash : on acquiert alors la certitude d'avoir compris alors qu'on erre toujours dans l'obscurité, ébloui par une illusion intérieure.
Je ne sais plus quoi faire. Décrire les événements est une tâche vaine. Tendre à l'illumination est illusoire. Je crois que je vais juste cesser de penser, pour voir un peu. Je vais faire des trucs. Par exemple, je pourrais m'accoupler, affronter les autres mâles dans des combats épiques, fonder une ville-empire, une lignée même.
Mais tout ça est d'un chiant. Je préfère mille fois réfléchir. Ça va bien plus vite, à la vitesse de l'électricité on saute les étapes fastidieuses de préparation, phasage, mise en œuvre. Le seul matériau qui m'intéresse vraiment est celui des idées.