dimanche 24 novembre 2013

John-John et l'ongle incarné

        C'est le matin. John-John se lève. Quand il pose le pied par terre, il hurle de douleur : un de ses ongles d'orteil a décidé de lui faire la peau. Ça fait deux semaines qu'il proteste mais John-John fait la sourde oreille : chez lui, les ongles incarnés n'ont pas voix au chapitre.
        Maintenant l'ongle en a marre de mariner dans une vieille botte et il s'est lancé dans une guerre totale. John-John a le pied violet. Il traverse la baraque à cloche-pied. En voulant éviter la table, il fait un écart, accroche la sangle de sa carabine, elle tombe, le coup part et fait un trou dans la porte. Dehors, le chien hurle.
        Résolu, John-John prend une bouteille de tord-boyaux et asperge son pied. Puis il sort son grand couteau et ouvre sur deux centimètres pour commencer. Un coulis de pus orangé tombe sur le sol. La pression diminue un peu à l'intérieur du pied. John-John verse du tord-boyaux dessus, il hurle.
        Puis il emballe tout ça dans un chiffon sale et s'allonge avec le pied en l'air. Maintenant il faut attendre mais il n'a pas de livre. Pour s'occuper, il pense à Rosie, à ses yeux, à la rondeur de son visage, à ses cheveux, à sa nuque, à ses bras, à ses... non. Il pense à autre chose mais sa tête et d'autres morceaux de lui pensent toujours à Rosie. Le temps est long.
         Il se réveille alors que le soir tombe. Il s'est assoupi. Il a froid, il tremble. Le pied est violet foncé, dur, et douloureux. John-John le prend personnellement désormais, ce n'est pas un pied qui va lui dicter sa loi.
        Il défait le pansement sale, prend son arme, ajuste et tue l'orteil. Il hurle. Il refait le pansement sale, bien serré, finit la bouteille de tord-boyaux et s'écroule.
        Le lendemain, ça fait toujours mal mais ça dégonfle. John-John se lève et va jeter l'orteil au chien. Dans le désert on ne gâche pas.

dimanche 17 novembre 2013

Eloge du cancer

        Le cancer est un monstre, oui, c'est un crabe qui nous dévore de l'intérieur. Mais il a deux grandes qualités.
        Notons d'abord que le cancer nous parle. Il est là pour pousser, croître et embellir, pour nous déloger de notre propre corps. Pourtant, il est constitué de nos propres cellules qui, prises de folie, veulent vivre éternellement. Cette folie provoque la mort de l'ensemble.
        Entendons ensemble le message du cancer : quand quelques-uns veulent accaparer toutes les ressources, allant même jusqu'à vouloir vivre éternellement, ils ne parviennent qu'à gangrener l'ensemble dont il font partie. Tout finit par s'effondrer et l'hubris emporte aussi ceux qui y ont cédé.
        Le cancer a une autre grande qualité : il est honnête ; il est là pour tuer. C'est rare qu'on annonce aussi clairement la couleur, surtout quand elle est noire. Et le cancer frappe tout le monde, riches et pauvres, vieux et jeunes, même les petits enfants.
        Le cancer est un gauchiste terroriste.

jeudi 14 novembre 2013

Ça n'a pas débuté comme ça.

        Ça n'a pas débuté comme ça. Moi, j'ai toujours dit quelque chose. Mais on ne m'a pas écouté. Je les avais prévenus, les maréchaux et les ministres, qu'on allait se faire piler par les Allemands. Je leur avais dit qu'ils étaient plus forts, plus organisés, plus armés que nous, qu'ils allaient nous sucer le lard. Bernique ! Ils n'en font qu'à leur tête, dans les bureaux dorés ! Ils en voulaient, de la guerre, du chant martial, des défilés sur les Champs-Elysées, sous les fleurs ! Ah on en a eu, des défilés ! C'était bien plutôt des défilés de gueules cassées dans les gares, de jeunes types ravagés du dehors et du dedans, les poumons racornis par le sarin, le cerveau fendu par le bruit des obus et les hurlements des copains. Et les autres, les galonnés, se pavanaient en jaquette dans les cabinets sous lambris. Non pas que ce soit pire ici qu'ailleurs, partout l'humain est un bête animal.

lundi 4 novembre 2013

Berthe la fourmi solitaire

        Depuis toujours Berthe est mal vue. Sa multitude de sœurs, toutes plus fayottes les unes que les autres, se tuent à la tâche depuis leur premier jour. Et constamment elles assaisonnent Berthe de reproches : on n'a jamais vu une fourmi qui prenne le temps de vivre, qui réfléchisse au pourquoi des choses et qui pose des questions.
        Berthe n'adore pas le travail. De plus, elle aime comprendre ce qu'elle fait et pourquoi elle le fait. Par ailleurs, Berthe a une perception assez personnelle de son corps : elle considère qu'elle a droit à un espace vital autour d'elle, rien de démesuré mais une petite bulle où on n'entrerait pas sans son autorisation expresse.
        Bien loin de ça, elle subit toute la journée une promiscuité insupportable : ses connes de sœurs considèrent que chacune appartient à tout le monde. Elles la reniflent et la palpent en permanence, ce qui donne à Berthe des bouffées de rage terribles. Par ailleurs, ses sœurs sont d'une méfiance extravagante vis-à-vis de tout ce qui vient de l'extérieur.
        Si bien que Berthe, un beau jour de printemps, après le énième reproche de la journée, plante là son ouvrage et se tire. Ses sœurs sont sciées : une fourmi qui quitte son poste sans raison de sécurité impérieuse, on n'a jamais vu ça.
        Berthe s'en fout. Elle longe le corridor vers la sortie, débouche au soleil et respire l'air extérieur, qui a comme une saveur nouvelle. Elle se retourne vers le corridor et voit des centaines de têtes qui la regardent les yeux ronds. Elle leur fait un bras d'honneur libérateur et part vers le petit bois là-bas, qu'elle a toujours voulu visiter.
        Puis elle se fait piquer par un merle à trente mètres de la fourmilière.