samedi 28 février 2015

Le facteur dort la tête en bas.

        La technologie des drones, comme beaucoup d’autres, fut mise au point par l’armée. L’idée était de frapper au cœur du dispositif ennemi sans risquer la vie des soldats. Puis la technologie se répondit à l’ensemble de la société : pour un prix modique, on pouvait retrouver les spéléologues imprudents dans les couloirs de la BNF ou s’assurer de la vertu de l'être aimé. 
        De son côté, la vénérable Société nationale des postes et télécommunications fit l’acquisition d’une flotte de huit mille hélidrones pour la livraison des achats sur Internet. Ce fut un succès éclatant, si bien que de nombreux concurrents arrivèrent bientôt sur le marché. Rapidement, on vit dans le ciel des nuées d’engins aux couleurs de différentes compagnies, ce qui accrut le niveau sonore de façon considérable. On constata une forte recrudescence des acouphènes et des troubles du sommeil. 
        C’est à ce moment que le Muséum d’histoire naturelle de Bourges lança son modèle de chauve-souris transgénique nicotino-dépendante : le batpacker. Sur une base de grand rhinolophe, les chercheurs étaient parvenus à provoquer le développement d’un bulbe olfactif semblable à celui des pigeons voyageurs, réagissant au champ magnétique terrestre et tenant lieu de GPS. Puis une cure d’addiction à la nicotine rendait les animaux tout à fait soumis.
        Ce fut un succès fulgurant : en six mois, les batpackers avaient remplacé les hélidrones et le niveau sonore en ville était redevenu sans danger pour la santé publique. Par ailleurs, contrairement aux craintes de certains membres rétrogrades du Muséum, la biodiversité ne fut pas sensiblement affectée. On observa toutefois quelques désintoxications spontanées de batpackers, ce qui eut l’effet heureux mais inattendu d’éradiquer la malaria de Camargue, où elle était réapparue au début des années 2020 à cause du changement climatique. 
 

samedi 21 février 2015

Domitille et Augustin, couple funeste

        Augustin est un frétillant crayon à papier, légèrement sec, pour la précision, mais pas trop. Il court sur de belles feuilles blanches, traçant des arabesques à haut pouvoir décoratif ou bien des bonshommes rigolos. Mais toutes ces allées et venues sont usantes. Alors, régulièrement, Augustin se ressource auprès de Domitille. 
        Domitille est un beau spécimen de taille-crayon métallique, aux hanches larges et à la cavité délicieusement ajustée. Quand Augustin vient la voir, émoussé et flou, elle l'accueille avec plaisir pour une revigorante séance de tourniquet. Il repart ensuite, acéré de nouveau, vers de nouvelles pages blanches, tandis que Domitille souffle nonchalamment sur les épluchures pour faire place nette.
        Mais un jour Augustin est pris d'un doute : il a l'impression de rapetisser. Peu à peu, il se rend compte que cette impression est plus aiguë après chaque rendez-vous avec Domitille. Et les étreintes suivantes ne font que le confirmer. Il est alors bien tard : Augustin ne fait plus que la moitié de sa taille initiale.
        Il se prend longuement la tête dans les mains et réalise qu'il a le choix entre cesser de dessiner ou disparaître à petit feu. Héroïque, il embrasse sa destinée artistique et la fin qui l'attend au terme de cet amour dévorant.
        S'il savait que Domitille taille aussi d'autres crayons !


samedi 7 février 2015

Une bonne grippe

Grand calme.
Aplati sous la couette comme un rocher, je suis un objet parmi les objets. On n'est jamais aussi immobile sans dormir.
Devant moi il y a un carré de ciel. Les nuages avancent. Vent de Nord-Est, c'est rare. Il doit faire froid dehors. De temps en temps, une teinte de bleu passe, ou même un oiseau.
Dessous, un pignon immobile, avec quatorze chapeaux de cheminée. Aucune ne fume. Les gens sont au travail ou ils ont fermé les conduits. Une antenne de télé tordue il y a des mois par un coup de vent. Seules quelques feuilles à la cime d'un arbre bougent.
A côté de la fenêtre, un globe terrestre gonflable est suspendu. La Terre ne tourne plus et je ne vois que l'Amérique du Sud. Elle a une forme bizarre. Le Chili a disparu : il est en vert et se confond avec l'océan. Je n'ai pas mes lunettes.
On pourrait presque aller à pied sec de la Terre de feu à l'Antarctique.
Les objets vivent leur vie végétative. Il y a le tic-tac de la salle de bain. Les poissons de papier accrochés au plafond tournent doucement. La Terre se balance un peu. On entend des frôlements derrière le mur.
Je suis défait comme une outre vide mais je suis content : je n'ai plus mal.