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jeudi 21 mai 2015

Germain le couteau suisse

        Germain est laid. Il est lourd aussi. Il est rouge, marqué d’une petite croix blanche qui pourrait être élégante mais il est affublé de toutes sortes d’affûtiaux saugrenus, qui lui font sur les flancs des protubérances et des renflements.
        Cela dit, Germain est très fier de son apparence : il ne s’embarrasse pas des poncifs dominants sur la sveltesse. Il exhibe sa livrée vermillon avec orgueil et répète que l’essentiel, c’est d’être un bon outil. De fait, il est indispensable à son propriétaire, qui le sort pour un oui ou pour un non, pour se curer les ongles et ouvrir sa boîte de maïs, scier une branchette ou revisser une bricole.
        La grande terreur de Germain dans la vie est d’être perdu. C’est pourquoi il vérifie plusieurs fois par jour la cordelette qui le lie au pantalon. Quand le nœud commence à bâiller, Germain fait claquer sa lame pour attirer l’attention du patron. Le problème c’est que le patron commence à devenir un peu sourd, c’est malheureusement fréquent dans l’artillerie.
        Par ailleurs, ce que Germain déteste, c’est la saleté. Le thon, en particulier, est une calamité : l’huile, passe encore, c’est plutôt agréable dans les jointures, mais les miettes molles qui viennent s’accumuler au fond des rainures, c’est tout bonnement dégueulasse. Dans ces cas-là, rien ne vaut un bon coup de brosse à dents au savon noir.


mardi 28 avril 2015

Esmeralda le décapsuleur

        Esmeralda dort en paix dans son tiroir. Après une soirée animée hier, elle goûte un repos bien mérité. Elle se repose d’autant plus paisiblement qu’elle sait que, ce soir, on fera de nouveau appel à elle. A partir de 18 h, ça peut arriver n’importe quand.
        Lorsque enfin le tiroir s’ouvre brusquement, elle ne peut retenir un petit sursaut d’excitation, puis instantanément se change en prédatrice. Très vite elle aperçoit sa victime, fonce sur elle et la décapsule. L’abandonnant, elle agrippe une autre bouteille, l’ouvre aussi, puis une troisième et une quatrième.
        Malgré toutes ces années, Esmeralda ne se lasse pas de la résistance vaine de la capsule et du moment où, cédant, elle exhale son premier soupir, avant de s’abandonner complètement. Esmeralda n’est pas naïve, elle sait bien qu’au fond les bouteilles ne rêvent que d’être ouvertes mais, dans ce petit théâtre domestique, chacun joue sa partie avec application.
        Pourtant, Esmeralda se demande parfois si elle fera ça toute sa vie. Peut-être pourrait-elle faire l’acquisition d’une vrille à bouchons, pour tâter un peu du liège. Mais c’est une discipline exigeante, les bouteilles de vin, ces demoiselles, peuvent se montrer sournoises. En tout cas, ce qui est certain, c’est qu’elle n’ira pas au-delà de la vrille. Elle ne veut pas finir comme Germain, son cousin qui est dans l’armée suisse, bon à tout et propre à rien. 


dimanche 15 mars 2015

Simon la souris

         Simon passe sa journée sur un carré de plastique de vingt centimètres de côté, dans le ronron d'un ordinateur. Il parcourt continuellement cet espace de mouvements nerveux. Il ressent un certain sentiment d'importance : il est le messager qui fait connaître la volonté de la main à l'unité centrale, le lien entre les intelligences.
        Mais au-delà de cette petite vanité, Simon s'emmerde bien. Son horizon est étriqué, bordé d'un côté par un bourrelet de mousse anti-tendinite, abritant des millions de bactéries, de l'autre par un fatras de post-it abritant d'autres bactéries. Or Simon ne s'intéresse pas aux microbes. En fait il voudrait s'enfuir, quitter son carré gris. Au lieu de ça, il s'use à la tâche.
        Puis un jour, le miracle arrive : son carré de plastique disparaît. Simon n'en croit pas ses yeux et se sent pris d'un vaste appétit face à l'immensité du bureau. Las, son champ d'action est limité par le fil : Simon est un peu vieille France, il a toujours refusé la wifi et son nouveau terrain de jeu est à peine plus grand qu'avant. Si au moins sa trajectoire s'imprimait sur le bureau, il pourrait faire du Pollock et faire éclater sa créativité à la face du monde mais non, il reprend sa course folle sur un timbre-poste. Les rongeurs sont toujours brimés.


samedi 21 février 2015

Domitille et Augustin, couple funeste

        Augustin est un frétillant crayon à papier, légèrement sec, pour la précision, mais pas trop. Il court sur de belles feuilles blanches, traçant des arabesques à haut pouvoir décoratif ou bien des bonshommes rigolos. Mais toutes ces allées et venues sont usantes. Alors, régulièrement, Augustin se ressource auprès de Domitille. 
        Domitille est un beau spécimen de taille-crayon métallique, aux hanches larges et à la cavité délicieusement ajustée. Quand Augustin vient la voir, émoussé et flou, elle l'accueille avec plaisir pour une revigorante séance de tourniquet. Il repart ensuite, acéré de nouveau, vers de nouvelles pages blanches, tandis que Domitille souffle nonchalamment sur les épluchures pour faire place nette.
        Mais un jour Augustin est pris d'un doute : il a l'impression de rapetisser. Peu à peu, il se rend compte que cette impression est plus aiguë après chaque rendez-vous avec Domitille. Et les étreintes suivantes ne font que le confirmer. Il est alors bien tard : Augustin ne fait plus que la moitié de sa taille initiale.
        Il se prend longuement la tête dans les mains et réalise qu'il a le choix entre cesser de dessiner ou disparaître à petit feu. Héroïque, il embrasse sa destinée artistique et la fin qui l'attend au terme de cet amour dévorant.
        S'il savait que Domitille taille aussi d'autres crayons !


samedi 31 janvier 2015

Aurélien la chaussette sale

        Ce soir Aurélien est crado. Il a passé une bonne journée, tassé au fond d’un cuir moite, cuisant à l’étouffée dans un bureau surchauffé. Il a maintenant quitté son travail et se détend, jeté nonchalamment sur un fauteuil. Il exhale une odeur pénétrante, qu’il arbore avec fierté, la sueur du travail accompli. 
        Il prend ses camarades un peu de haut : le pantalon est porté plusieurs semaines, la veste aussi, sans parler de la cravate, cette danseuse ! Quelle frivolité. Quant au slip, il est sale aussi, mais de façon si vulgaire. Seule la chaussette trouve le juste équilibre entre le style et le caractère, comme un pont-l’évêque parfait.


mercredi 21 janvier 2015

Alberto la fesse gauche

        Alberto est un jumeau. Plus précisément, un siamois : il traverse l'existence accolé à son frère Eduardo.
        Alberto déteste cordialement son frère. Il le trouve prétentieux et méprisant, parfaitement vain pour tout dire. Il faut reconnaître qu'Eduardo est très fier d'être fesse droite : le cerveau du propriétaire étant gaucher, la droite est le côté dominant, celui de la main qui écrit, du pied qui tire les coups francs.
        Alberto trouve ce raisonnement d'une rare connerie venant d'une fesse : une fesse seule n'est jamais qu'un demi-cul ; en l'espèce l'union fait la force.
        Alberto a bien essayé de faire admettre ce point de vue par son frère mais l'autre ne veut rien entendre, tant il a besoin de se faire valoir. Alors Alberto ronge son frein et, pour emmerder le monde, se couvre d’un érythème virulent. Il prépare même en secret, oh l'attentat, une bonne sciatique dont vous me direz des nouvelles.


mercredi 14 janvier 2015

Elodie la ligne blanche

        Elodie est satisfaite de son sort. Elle déroule son ruban infini sur l’asphalte, aux alentours de Beauvais. Elle s’enorgueillit de la rectitude de son tracé sans compromis, trait continu jusqu’à l’horizon. Elodie se la pète un chouïa et se scandalise quand un poids lourd la souille de ses pneus gras.
        Toutefois, elle porte une blessure secrète : elle regrette de séparer les files. Quelque part elle aurait voulu rapprocher les peuples ou guider les brebis égarées vers la sortie la plus proche. Mais elle se console en se disant qu’elle représente l’autorité et que c’est aussi une mission d’une grande noblesse.


jeudi 18 décembre 2014

Hector le CD-rom


Hector s’inquiète pour l’avenir. Le rythme des innovations informatiques est effréné, et il peine à suivre. Il se souvient de ses jeunes années, de son arrivée triomphante sur les marchés, la galette irisée, nouvel horizon numérique multipliant les capacités de stockage par cent. Quelle satisfaction de détrôner les vieilles badernes, de donner au monde toute la mesure de son immense capacité ! Les disquettes n’avaient jamais été aussi floppy. Mais la lune de miel n’a pas duré. Le DVD, ce vilain arriviste, s’est radiné au bout de quelques années, ringardisant Hector et ses semblables. Si on continuait de faire appel à eux, c’était surtout pour vider les tiroirs. Puis les clés USB lancèrent un nouvel assaut. Ha ! Hector observa avec plaisir la stupéfaction des DVD de se voir dépassés à leur tour. La roue tourne, ricanait-il. Puis ce fut l’avènement des disques durs externes. Les DDE, quel sigle ridicule, alors que CD-rom, c’était chic, avec deux initiales nettes, et le suffixe plus doux, presque latin ! Désormais on parle de cloud et Hector se sent dépassé. Ça doit être l’âge. Il s’inquiète vaguement pour son état de conservation : alors qu’il a toujours eu une excellente mémoire, certains souvenirs commencent à s’effacer.