lundi 4 novembre 2013

Berthe la fourmi solitaire

        Depuis toujours Berthe est mal vue. Sa multitude de sœurs, toutes plus fayottes les unes que les autres, se tuent à la tâche depuis leur premier jour. Et constamment elles assaisonnent Berthe de reproches : on n'a jamais vu une fourmi qui prenne le temps de vivre, qui réfléchisse au pourquoi des choses et qui pose des questions.
        Berthe n'adore pas le travail. De plus, elle aime comprendre ce qu'elle fait et pourquoi elle le fait. Par ailleurs, Berthe a une perception assez personnelle de son corps : elle considère qu'elle a droit à un espace vital autour d'elle, rien de démesuré mais une petite bulle où on n'entrerait pas sans son autorisation expresse.
        Bien loin de ça, elle subit toute la journée une promiscuité insupportable : ses connes de sœurs considèrent que chacune appartient à tout le monde. Elles la reniflent et la palpent en permanence, ce qui donne à Berthe des bouffées de rage terribles. Par ailleurs, ses sœurs sont d'une méfiance extravagante vis-à-vis de tout ce qui vient de l'extérieur.
        Si bien que Berthe, un beau jour de printemps, après le énième reproche de la journée, plante là son ouvrage et se tire. Ses sœurs sont sciées : une fourmi qui quitte son poste sans raison de sécurité impérieuse, on n'a jamais vu ça.
        Berthe s'en fout. Elle longe le corridor vers la sortie, débouche au soleil et respire l'air extérieur, qui a comme une saveur nouvelle. Elle se retourne vers le corridor et voit des centaines de têtes qui la regardent les yeux ronds. Elle leur fait un bras d'honneur libérateur et part vers le petit bois là-bas, qu'elle a toujours voulu visiter.
        Puis elle se fait piquer par un merle à trente mètres de la fourmilière.

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