Erminio regarde sa montre, il sursaute :
ça fait trois quarts d'heure qu'il rêvasse devant la glace, et la
passeggiata !
Il file : avec son épaule démise,
il ne peut pas prendre le scooter, il faut y aller à pied, c'est
plus long.
Après un quart d'heure dans les petites
rues, le voilà qui débouche sur la place, juste à temps. Les
autres s'apprêtent à partir. Il y a là Concetta, Paola et
Giovanni. On lui demande de ses nouvelles, et son épaule, et comment
va le scooter. Il sourit, il répond, il bavarde à plein régime,
comme tous les autres, on s'apostrophe, on rigole, on ne s'écoute
pas vraiment mais peu importe, ce qui compte c'est d'être ensemble,
dans la chaleur du groupe et de la passeggiata.
Les jeunes sont là, habillés, frais,
sortant de la douche, les filles maquillées comme pour l'opéra, les
gars rasés de près, coiffés au millimètre, gomina per tutti. On
se croise, on se jauge, ceux qu'on connaît, on les embrasse, on
cause cinq minutes ; avec les autres, on s'évalue, on s'envoie
des coups d’œil sucrés. C'est le grand jeu de séduction
collectif. Tout le monde est au plus beau, tout le monde se zyeute,
tout le monde a envie de goûter à tout le monde. À cet apéritif
amoureux, où on picore sans satiété, se mêlent l'affection vraie,
l'animosité, les peines de cœur pour certains. Mais tout ça est
peint aux couleurs de l'été et, l'habit faisant le moine, on est
gai. On croque un bout de pizza en route, on déambule en long en
large, puis on finit avec un verre, à fumer des cigarettes dans la
tiédeur de la nuit tombée, sur une terrasse qui surplombe les
oliviers et, au loin, la mer. C'est la potion de jouvence
quotidiennement répétée.
Pour l'heure, le groupe d'Erminio
s'ébranle tout juste. La déambulation commence. Les groupes se
croisent, s'arrêtent, perdent quelques personnes, en gagnent
d'autres, on se retrouve, on se sépare en convenant de se retrouver
plus tard. Giovanni croise son grand frère Giuseppe, revenu de
Bologne, où il fait ses études. Erminio l'aime bien, il est très
blagueur et, par en-dessous, brillant. Il raconte un peu ses études
de droit et la vie à Bologne : la plus vieille université
d'Europe, une ville faite pour les étudiants. Les filles sont
renversantes, et Giuseppe lui parle avec gourmandise de celles du
Nord. Pas les Milanaises, non, les grandes blondes venues de loin,
des créatures tombées d'ailleurs. Et dès qu'elles ouvrent la
bouche, c'est la deuxième claque : leur assurance calme, leur
certitude d'être écoutées tranchent avec les façons des
Italiennes. Giuseppe en est baba et fait d'énormes progrès en
anglais. Il invite Erminio à venir passer un long week-end à
Bologne, pour juger par lui-même. Erminio dit en riant que oui bien
sûr à bientôt Giuseppe, puis reprend la déambulation. Il repart,
et tombe nez à nez avec Donatella.
Il ne savait pas qu'elle était de
retour. Elle, par contre, ne paraît pas surprise. Elle lui fait son
demi-sourire, dont Erminio ne sait toujours pas s'il veut dire
qu'elle est contente, gênée ou dans une rage froide. C'est sur un
de ces demi-sourires qu'il s'est ramassé l'autre fois. Lui ne sourit
pas du tout.
Se détachant un peu de son groupe,
Donatella vient saluer Paola, qu'elle connaît le mieux, puis les
autres. Quand elle en arrive à Erminio, elle se plante doucement
devant lui, lui fait la bise comme aux autres et, lui plantant ses
yeux verts olives dans la prunelle, lui demande comment ça va.
La panne. Erminio entrouvre la bouche
mais rien n'en sort, le robinet à chiacchierare s'est fermé d'un
coup. Il vient de respirer son parfum, de sentir sa joue contre la
sienne, il a un bocal de piment dans le crâne. Il est saturé par
les choses qu'il veut lui dire depuis un mois, la tristesse, la
frousse, la surprise, le plaisir.
Donatella ne le lâche pas des yeux.
Paola vient gentiment à la rescousse, racontant l'accident de
scooter, l'épaule démise et demandant à Donatella des nouvelles de
sa sœur, qui est enceinte.
Donatella lâche Erminio et répond à
Paola l'air enjoué. Lui recommence à respirer. Les filles discutent
une ou deux minutes, puis Donatella repart avec son groupe dans
l'autre sens.
Erminio regarde autour de lui. Giovanni
est écarlate et lui tape sur l'épaule, sans arriver à parler tant
il rit. Concetta en pleure, même. Paola aussi rit de bon cœur.
Enfin Giovanni reprend son souffle et lui dit, charitable, qu'il
ressemblait à un calzone dégonflé visité par la fée bleue.
Balise fournie par Aline : la panne
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