vendredi 21 août 2015

Pizza 12 - Le quinconce

Erminio est surpris. Lui se voit en pizzaiolo, pas en bonimenteur. D'ailleurs il est plutôt taiseux.
        Mais Concetta est enchantée : elle dit que de toute façon il n'est bon à rien en cuisine, qu'il est dans les vapes, qu'il la gêne plus qu'autre chose, et qu'il sera bien mieux à s'occuper des clients en salle. Au fond, elle trouve que l'idée lui va comme un gant.
        De son côté, Leonarda râle en disant qu'elle l'aura dans les pattes et que c'est suffisamment compliqué comme ça.
        Erminio a l'impression de gêner tout le monde dans cette pizzeria, et se tait.
        Michele tranche :
        Bon, Erminio, on fait l'essai demain soir, vers la fin du service, pour que ça ne soit pas trop long pour une première fois. Prépare tes cartouches. 
        Erminio acquiesce mécaniquement.

        Il dort mal cette nuit-là : il est très excité à l'idée de raconter des histoires mais il a une peur bleue. Pendant toute la nuit il roule des réflexions dans sa tête : quel genre d'histoires ? Pour faire rire ? Pour toucher ? Des longues ? Des brèves ?...
        Au matin il est sur les nerfs mais il a les idées claires : il racontera des histoires de pizza. Les différents ingrédients joueront un petit acte, comme des acteurs sur le rond de pâte, qui servira de scène.
        La margherita donne ainsi lieu à une histoire d'amour, façon Roméo et Juliette, entre Pomodoro et Mozzarella. Deux familles ennemies, qui se haïssent depuis des années, en rouge les Fruttellini, en blanc les Cremosi.
        La quatre-saisons évoque la ronde du temps, il en fait un conte japonais autour de quatre haikus.
        Il brode ainsi toute la journée sur les différentes pizzas.
        Arrive le service du soir. Erminio est tendu. Il commence le travail normalement, en cuisine avec Concetta. Vers dix heures, Michele vient le chercher, lui demande s'il est prêt en lui faisant un clin d’œil, et l'emmène en salle. Erminio est tout tremblant. Leonarda vient le voir et lui dit abruptement :
        La 12, une capricciosa, une romana, une bresaola. 
        Erminio s'avance lentement vers la table où sont assis trois convives. Il se détend un peu en voyant que ce sont des habitués. L'un deux aperçoit son bandage et l'interroge. Erminio parle un peu de son accident de scooter, puis, au bout de quelques minutes, coupe court en leur demandant s'il veulent participer à une petite expérience.
        Ils acceptent. Erminio commence alors l'histoire qu'il a préparée pour la capricciosa, celle d'une fille difficile qui éconduit tous les jeunes gens :
        Mozzarella a la peau si blanche et si douce que tous les hommes rêvent de la croquer. 
        Cela dure une dizaine de minutes puis les pizzas arrivent. Les dîneurs remercient chaleureusement Erminio.
        Il est ravi. Il passe à une autre table : quattro stagioni, margherita, siciliana. Il remet le couvert et déroule ses haikus de saison. L'accueil est plus mitigé.
        La soirée continue ainsi, il passe à une demi-douzaine de tables, et, dans l'ensemble, ça marche.
        Seule une table refuse l'histoire, mais il s'agit d'une fille et d'une mère qui lui expliquent longuement qu'elles ne se sont pas vues depuis dix ans du fait d'un mariage précipité, d'un exil forcé et d'un accident de paquebot. Erminio repart sans insister, leur disant qu'elles ont ce qu'il faut en matière d'histoires.
        Enfin, alors que la salle est presque vide, arrive un gros homme, seul. Ayant pris de l'assurance, Erminio va le voir sans attendre que Leonora lui transmette la commande. Le client veut une quinconce.
        Erminio reste sec : c'est une autre pizza de son invention, à base d'olives et d'abricots, mais il n'a pas imaginé d'histoire pour celle-là. Il s'est cantonné aux pizzas classiques, se disant qu'il y en aurait bien une par table à laquelle se raccrocher.
        Alors il improvise. Il fait d'abord observer au dîneur comment sont disposés les olives sur la pizza : comme un dé qui donne le chiffre cinq. Il continue en expliquant que cette disposition est celle adoptée dans la plupart des vergers. Enchaînant sans réfléchir, il entame l'histoire d'un jeune vagabond, embauché à la ferme pour cueillir les abricots. Il passe des journées sous le soleil écrasant, mal protégé par le feuillage des arbres. De temps en temps, il aperçoit au détour d'un rang les autres jeunes qui travaillent avec lui. Puis un jour, il voit une fille en longue robe blanche. Il la regarde car c'est un drôle de vêtement pour travailler dans les arbres. Elle l'observe furtivement, puis se cache.
        Il continue son travail mais la fille réapparaît de temps en temps. Il finit par s'arrêter et l'appeler. Elle s'immobilise, puis repart. Il se penche, descend de son arbre, passe de l'autre côté du rang, scrute les diagonales, sans la voir.
        La scène se répète les jours suivants, il continue de l'appeler. Ne sachant pas son nom, il la baptise Albicocca. Il renonce à descendre désormais, craignant de l'effrayer.
        Cependant, au fil des jours, elle semble moins timide, le regarde plus longuement, s'approche peu à peu.
        Au bout d'une semaine, elle vient jusqu'au pied de l'arbre dans lequel il travaille. Elle est très pâle. Doucement, pour ne pas l'effrayer, il lui demande :
        Qui es-tu ? 
        Un souvenir de ta grand-mère. 
        Où étais-tu ? 
        Perdue dans les allées. 
        Que fais-tu ? 
        Je reste avec toi. 


        Erminio finit, inquiet. Le gros monsieur a écouté sans ciller, en regardant ses mains croisées sur son ventre. Il relève la tête. Il grommelle quelque chose.
        Erminio bat en retraite.
        Après le départ du gros homme, Leonarda trouve un mot écrit sur la nappe en papier : merci pour le souvenir retrouvé.




Balise fournie par Bénédicte : le quinconce

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