Il finit de se raser, inspecte son
menton bleu à la chasse d'un poil oublié, puis se regarde. Parfois
ainsi le regard sort de son travail de routine et se pose, frais, sur
ce qu'il connaît le mieux. On se revoit alors comme pour la première
fois depuis des années.
Erminio est frappé de nouveau par ses
lèvres minces, son gros grain de beauté sous son nez un peu
tombant. La mâchoire carrée, les sourcils très noirs et nets, les
yeux furtifs dessous, les cheveux qui commencent à reculer en haut
du front.
D'un coup il s'étonne d'être tel qu'il
est. Pourquoi tout ça ? Quel plan Dame Nature avait-elle en
tête au moment d'assembler tous ces ingrédients ? En
avait-elle un ? Ou a-t-elle jeté ça en vrac et que ça
s'arrange comme ça peut ?
Erminio a beaucoup à redire. Au-delà
même de ses défauts physiques, un peu trop petit, un peu trop brun,
un peu trop ample des oreilles, l'intérieur est trop tumultueux. Sa
distraction, ses inventions font bien rigoler les copains, mais eux
ne se voient pas toute la journée en sac plein de grenouilles
multicolores.
Insatisfait donc, Erminion décide de se
réinventer. Il sera beau et bon, dedans comme dehors.
Pour cela, il utilise le medium qu'il
maîtrise le mieux : il sait que, dans sa prochaine vie, il se
réincarnera en pizza. Voulant forcer le destin, il entend se peindre
d'avance, en autoportrait prémonitoire et gustatif.
Tout d'abord, sa chair sera pleine et
moelleuse. Erminio ne s'embarrasse pas des clichés sur les sexes.
D'ailleurs la
pizza n'en a pas. Pâte moelleuse donc, dorée parfaitement car ointe
de la meilleure huile des Pouilles, tirée des oliviers millénaires
qui veillent dans les champs rouges au-dessus de la mer. Pâte cuite
à point aussi, trésor de chaleur accumulée.
Sa carnation ainsi conçue, il pense à
son teint. Il aura un teint incarnat, d'un rouge vif, plein de santé
et de soleil. Un coulis cuit plusieurs heures à petit feu, les
meilleures tomates d'août, les plus vives et les plus savoureuses,
avec leur peuple d'herbes.
Ensuite, des anchois : Erminio veut
garder sa forte personnalité. Des anchois ennoblis pendant des mois
en âcre saumure, des anchois pour dire qui il est, pour s'affirmer
aux papilles, sans brutalité, juste un peu de brusquerie pour
interdire au mangeur de tomber dans l'inattention.
Du jambon cru. Pour la vigueur, pour la
force, pour la douceur. Pas du jambon trop salé, non, un Parme viril
et tendre.
Un peu de mozzarelle, pour le liant, la
tendresse, la douceur, pour calmer le sel.
Enfin, une olive noire, pour le grain de
beauté.
On
ferme l'ensemble. Erminio sera un calzone,
un
chausson. Il gardera ses surprises, son gouffre intérieur. L'homme
est un calzone
dont on ne voit pas le fond.
Et
comme chacun a sa part d'ombre, la pâte sera légèrement poudrée
de cendre, afin de dessiner un croissant de lune. L'artiste se
rebaptise la Mi-noire
et rigole tout seul.
Enfin une feuille de roquette sur le
côté, pour l'élégance, le piquant, la fraîcheur.
Erminio
considère son nouvel être, sa vie à venir. Il s'équipe encore
d'un verre de rouge et se sent achevé. Così
si doveva fare ! Le pizzaiolo fait la leçon à Dame Nature.
Puis il se rend compte que finalement il
n'a pas changé grand-chose.
Balise fournie par Florent : Dame Nature
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