mardi 31 mars 2020

Jour 15


Je ne regarde jamais les infos à la télé mais hier si. Je suis pas venu pour rien, je repars avec la rétine brulée d’images-choc : un curé italien bénit à la chaine des dizaines de cercueils, un chariot-fourche charge des corps dans un camion-frigo à l’arrière d’un hôpital new-yorkais, tandis qu’un énorme bateau-hôpital militaire se range le long des quais.
Ça pète aux Etats-Unis, trois mille morts, autant qu’en France, alors qu’ils étaient à deux mille il y a trois jours. La logique de ce truc, c’est : si on ne fait rien, ça explose.
De notre côté, nous on doit connaitre le nombre de morts en EHPAD cette semaine, et on va prendre une claque. Ils ne transfèrent plus les gens âgés à l’hôpital : aucune chance de s’en sortir et un respirateur occupé pendant trois semaines.
La courbe espagnole s’envole, 7700 morts, bien plus vite que l’Italie, ça n’a pas fini de barder. Dans ces deux pays catho, les enterrements se font à l’arrache, quelques proches et basta. Mais quand est-ce qu’on chiale ? Ça va laisser de belles cicatrices à l’âme.
L’Italie attend son pic d’ici une semaine. C’est long.
Merveille de compassion : le gouverneur de Floride pourrait refuser deux paquebots de croisière avec des malades à bord. A sa décharge, le Chili l’a déjà fait. ‘Not my problem’ syndrome.
En même temps, il y a de bonnes nouvelles : un village italien en Lombardie, au cœur du réacteur, semble immunisé contre le virus. Des recherches génétiques sont lancées.
En Chine, une IA commence à prévoir quels patients seront en détresse respiratoire. A côté de ça, les usines rouvrent, la pollution repart enfin.
L’Irlande a l’air de contenir l’épidémie. Trop facile quand on est une ile, aucun mérite. Je pense souvent à Madagascar. Si le virus débarque, aïe.

Pendant que des malades sont transférés de l’Est vers l’Ouest de la France, les soignants font le chemin inverse. Chassé-croisé du mois de mars. C’est pas des vacances cette fois, respect. Il y a un vrai héroïsme : ces gens se mettent en danger pour les autres.
Les profs volontaires aussi, qui accueillent dans les écoles les enfants des soignants, pompiers, policiers.

Le cours du pétrole est au plus bas. C’est le moment de faire le plein. Tu n’auras qu’à dire que c’est pour aller aider dans l’Est.
Les articles sur le télétravail foisonnent. 
Beaucoup de fumeurs essayent d’arrêter.



Journée nulle, travail mou, pas de contacts, pas d’échéance, pas d’allant. Brasse coulée dans une piscine de gélatine. Je fermente dans ma petite pièce, culpabilisant de mal remplir mes heures.
LAISSEZ-MOI SORTIR !!
J’en ai marre.
Quelque chose en moi a besoin d’être en mouvement. Je pars courir. Ratatat dans les oreilles, c’est ce qu’il y a de mieux. Je me vois de haut comme un point GPS qui passe lentement d’une rue à l’autre. Dans mon rayon d’un kilomètre, enfin je me déplace. L’animal au fond de moi se réjouit de la course, comme un chien qu’on emmène enfin au parc.
Il n’y a plus que des coureurs dans la rue. Je soupçonne les autres d’être des androïdes cherchant un contrevenant à flasher, comme à Nice. Je ne contreviens pas, je reste dans mon cercle et mon heure.
Au bout des deux tours prévus, je m’en remets un troisième, pour bien purger le fond de ma marmite fétide. Sur la fin ça tire dans les pattes. C’est bon signe. La viande est cuite et l’esprit las. Esprit es-tu las ? Oui, ça va mieux. Me voilà remis en ordre.
"Autoportrait de l’auteur en coureur de fond". Puisqu’il y a du temps en ce moment, Murakami il parait que c'est bien.

J’aime quand on sort applaudir les soignants à huit heures. On commence par s’assourdir de notre propre bruit, puis on s’arrête, on entend les applaudissements du quartier, certains sifflent. C’est pas fort, parce qu’on n’est pas dans un quartier dense, mais les gens sont là.

lundi 30 mars 2020

Jour 14


Bon semainiversaire : deux semaines de bocal. Pour fêter ça, total pandemia ! Trois milliards de personnes confinées. Presque tous les pays ont des cas.

Tous les jours, je regarde la courbe des morts dans différents pays, macabre course d'escargots.
Mais la contagion stagne depuis quelques jours en Italie, peut-être aussi un ralentissement en Angleterre. Le début de la décrue ?
Pendant ce temps, ça flambe en Espagne. Les États-Unis inquiètent tout le monde, c’est eux qui comptent le plus grand nombre de cas. La Belgique prend aussi. Et ça chauffe en France. La Chine craint de nouvelles contaminations par des porteurs silencieux. Moscou et Lagos confinées. Sur mon téléphone s’affiche une pub pour un jeu de fin du monde, Slashing Fucking Foreign Zombies.
Des Indiens d’Amérique du Sud partent se planquer en forêt ou ferment leurs villages, de peur d’y passer tous. On leur a déjà fait la blague.
La Nouvelle-Zélande ouvre un site pour dénoncer les déconfineurs. Il plante : trop de messages.
L’Allemagne continue à accueillir des malades français. Danke schön. J’espère qu’on s’en souviendra. Peut-être qu'il faudra renvoyer l'ascenseur dans trois semaines. Une autre cousine nous envoie une vidéo d’un parc à Hambourg, où tout le monde se promène tranquillement. Ça fait rêver.
Twitter supprime deux messages de Bolsonaro, où on le voit se promener et serrer des pognes. Motif indiqué : ça va à l’encontre des consignes de santé publique. Première fois à ma connaissance qu’un réseau social prend de front un chef d’État sur un motif d’intérêt général.

Haan trop vrai ! Un Français sur quatre pense que le coronavirus a été créé par l’homme. D’ailleurs l’Institut Pasteur a un brevet dessus. Mais moi je sais que c’est n’importe quoi : les responsables, c’est les Chinois.
J’apprends l’existence de l’effet Dunning-Kruger : plus on en sait sur un sujet, plus on mesure son ignorance, et surtout inversement. Ce que je sais, c’est que je ne sais rien.
L’école court après internet : pas de sens critique = épidémie d’opinions absurdes.

Plein d’entreprises changent leur production : Ricard donne de l’alcool pour faire du gel désinfectant, Gucci fait des masques…
Une entreprise polonaise tente d’imprimer en 3D un respirateur sommaire à 40 euros. Ce virus déchaine la créativité.
Tout le monde met ses ressources sur le même objectif ; ça ressemble fort à un effort de guerre. Est-ce qu’on serait à l’apéro de la crise climatique ? Merci de ne pas boire le gel.
Pendant ce temps, on a reçu nos salaires. Ça fait bizarre, alors que plus rien ne tourne comme d’habitude et qu’on travaille au soleil l’après-midi.
Bon, la vie n’est pas facile pour autant : pour les vacances de Pâques, on devait aller en Sicile. Quand on a dû annuler, je me suis dit c’est pas grave on ira en Bretagne comme d’habitude. Finalement on va aller dans le jardin, et c’est déjà du bol.

On est ultra dépendant d’internet. La wifi coupe régulièrement et met tout le monde en rage-panique. Quand ça arrive, je lis un papier pour ne pas m’énerver, mais dès que ça revient je me jette sur l’ordi. Concentration hachée.
En bon sous-marinier, je fais une heure de sport tous les deux jours. Toute cette belle énergie dissipée, qui réchauffe le climat. J’aurais dû acheter un truc pour produire de l’électricité avec mon vélo. Ça ce serait du sport utile. D’autres y ont pensé, mais je ne sais pas si ça existe dans le commerce. Hé les inventeurs, quand vous aurez fini les respirateurs, on a besoin de vous.



dimanche 29 mars 2020

Jour 13


Plus de 800 morts en Espagne hier.
Wuhan déconfine.

Je vois sur un graphique qu’il y a encore cent nouveaux cas par jour en Chine. Si j’ai bien compris, il n’y a plus de cas endogènes, donc ce sont des cas importés. Et si l’épidémie redémarre après la fin du confinement ? Comme les tsunamis qui font plusieurs fois le tour de la Terre.

Comme je pensais que j’aurais du temps, j’ai commencé un MOOC sur la prospective. La prospective, c’est imaginer des futurs possibles pour tirer dans le sens qui nous arrange. Pour ça, il faut avoir une idée des grandes tendances, du genre le climat va devenir imprévisible, ou tout le monde va être vieux.
Le problème, c’est les cygnes noirs : des évènements majeurs et très improbables. Le type qui a inventé ça précise que les cygnes noirs échappent à l'utilisation des métaprobabilités dégénérées. C’est le Audiard de la statistique celui-là.
Alors est-ce qu’on est en présence d’un cygne noir ? C’était pas totalement improbable notre affaire, il y a eu le SRAS il y a quelques années, sur un schéma proche, d’ailleurs les pays d’Asie, qui l’ont subi, étaient bien mieux préparés que nous pour cette fois-ci. Et la mondialisation, qui nous a déjà offert les frelons asiatiques et les vers plats argentins, c’est pas un scoop non plus. Bon. Pas trop cygne noir alors, peut-être canard gris ?

On commence à entendre parler de la sortie de crise, comme quoi il faudra porter des masques pendant un an et il va y avoir des pénuries de bouffe. J’attends confirmation. Cela dit, nous on connait, on a déjà manqué de chocolat au lait pendant un jour. Aussi le ministre de la santé a dit hier que tout le monde serait testé. Ça j’y crois plus.

Qu’est-ce qui va rester de cette crise ? Des souvenirs de jeux de cartes, de visio qui beugue, oui, mais sur le fond ? Est-ce que ça va changer notre vision du monde, nos attitudes profondes ? Mes grands-parents gardaient le papier cadeau après déballage, à cause de la guerre m’a-t-on dit. Est-ce qu’on gardera le papier cadeau nous aussi ? Et les bouts de scotch ? Est-ce qu’il y aura encore des cadeaux ? Est-ce qu’un jour le riz reviendra dans nos placards ?

Quand on va ressortir et qu’on retournera aux endroits pleins de vie, les images des mêmes endroits vides, ville désertée, paisible, nous paraitront irréelles.
Moi qui n’aime pas Proust, je me rends compte que je fais la même chose que lui : je dissèque des nano-émotions.