dimanche 31 janvier 2016

Médinatation 5 - Le cap

Le truc qui me turlupine, c'est ma vie. Je sens les semaines passer, il y a plein de trucs super, goût sucré, mais souvent je regarde la ligne d'arrivée et je me dis : quand tu y seras, tu regretteras de ne pas avoir été écrivain.
– Je ne peux pas être écrivain, je ne gagne pas un rond avec ça. Je fais ce que je peux pendant mes loisirs.
– Tu pourrais faire plus.
– J'ai pas envie de trimer comme un âne. J'ai le devoir de m'occuper de mes enfants et de ma femme. J'ai le droit de jouer. J'ai le droit de perdre mon temps.
– Tu regretteras de ne pas avoir fait de musique et de sculpture et de théâtre d'improvisation. Tu regretteras de ne pas avoir été ce que tu es vraiment, un ultracréatif tous azimuts. Le temps passe et je vais rater ma vie à cause de toi.
– Tu m'emmerdes. Je fais ce que je peux. Je m'en fous d'être un grand homme, moi.
– Chier. J'ai la trouille, moi.
– Oui ben tout le monde a la trouille. Être un grand homme ne t'empêchera pas de mourir.
– Un peu quand même.
– Non. Quand t'es mort, tu deviens un steak pourri, c'est tout. Alors d'ici là, il faut vivre, et pour ça, être moyen c'est mieux, c'est plus équilibré.
– Merde à l'équilibre.
– Merde à la frénésie. J'ai donné, je me suis crashé. Plus jamais la prépa.
– Tu choisis rien, tu fais tout un petit peu, ta vie est terne.
– Merde aussi au romantisme. Je fais plein de choses, je suis plusieurs personnes à la fois, salarié, père, pote, sportif, écrivain. Je vis plein de vies en même temps, c'est comme ça que je fais le plus de choses . Le voilà ton théâtre d'improvisation.
– Camaïeu de couleurs ternes.
– Rha ta gueule.
Merde, j'en suis à combien. Ça fait trois fois que je compte onze. Enfin je crois. Merde.


dimanche 24 janvier 2016

Médinatation 4 - Encore des pensées

Il y a les vieilles histoires d'amour. Elles étaient si belles à l'époque, elles brillaient comme des soleils. Aujourd'hui ce sont des outres flasques, mille fois rouvertes, ridées, comme nous. Au fil des ans, j'ai cru comprendre ce qui s'était passé, pourquoi l'une m'a laissé après quelques jours, alors que je sortais de la rampe de lancement pleine balle. Crash. J'ai bien fait de l'écrire, ça, mais j'en ai chié, j'ai remangé tout le plat. La mémoire est un plat qui se mange froid.
Et, dans son sillage, l'autre belle histoire, j'étais prêt à me marier, et re-boum rupture tombée du ciel. Quel sexe on a fait tous les deux. Pour moi, c'était le signe, une entente vraie. Et puis j'ai reçu une lettre. Merde aux lettres. Heureusement, ça n'existe plus aujourd'hui. Est-ce qu'une rupture par mail ça serait mieux ? Ou texto ? « C fini ». Au moins on n'a pas la vilaine sauce doucereuse, ou l'autre essaie de s'expliquer mais au fond ne sait pas vraiment. Je comprends qu'on soit perdu. Par contre je maudis les lettres à rallonge qui font mine d'expliquer et me laissent désorienté. Tu m'expliques mais à la fin des dix pages j'ai toujours rien compris et j'ai mal au bide.

Ici, à la maison, j'ai ma femme, mes enfants. J'ai fait ça, de mes mains. Pourtant je suis parti de loin. Je nageais mal à l'époque, une nage de marquis, de héron. J'ai manqué me noyer.
Bizarre le chemin accompli. Souvent il a fallu s'accrocher avec les dents. Il y a eu plein de belles choses. Aujourd'hui je suis là, dans cette eau froide qui sent le chlore et finalement je ne suis pas mécontent. Je n'ai pas trop tout foiré.


dimanche 17 janvier 2016

Médinatation 3 - Les pensées

Dès que le rythme est installé, la rêvasserie prend le dessus. Mon esprit flotte, comme qui dirait. 
Souvent je m'engueule avec quelqu'un. Un qui m'a énervé, une voiture qui m'a collé sur la route, une blague vexante. Je me fâche tout rouge, je règle des comptes terribles entre les petites bouées sur leur fil. Elles ont des compartiments pour éviter les vagues.
Je traîne dans mes poches des colères vieilles de vingt ans. Je les revis dans les bulles. Ça ne me soulage pas spécialement, le film se choisit tout seul, juke-box aléatoire.
D'autres fois, je me souviens. Je repense à ma grand-mère, qui blaguait, vieille femme farceuse. Était-elle vraiment folle ? Ça fait bientôt dix ans qu'elle est morte. Quelquefois elle me manque, pourtant je n'allais pas la voir souvent les dernières années. Sa maison me glaçait et mes week-ends étaient trop précieux. Mes regrets se dissolvent dans le chlore.
Ou tel ami, avec qui j'ai coupé net du jour où il m'a traité de beauf. Je ne suis pas définitif pourtant, il faut me chercher longtemps. Non, je n'aime toujours pas Rameau, c'est de la musique de marquis.
Tout ce que je dois faire. Ça me submerge. Il y a le travail, la famille, les engagements pris, l'écriture. Quand écrire devient un devoir, c'est mauvais signe. Et pourtant, même sous la contrainte, quelquefois ça marche. C'est comme la natation : pas de lien entre l'envie qu'on en a avant et le plaisir qu'on y prend une fois qu'on y est. Il y a des plis imprévisibles qui s'ouvrent. Comme le sexe aussi. Et danser le tango, paraît-il. Le monde est imprévisible.
Heureusement, les carreaux défilent régulièrement au fond de la piscine. Après la dixième longueur, c'est la onzième. Certaines choses restent prévisibles.


dimanche 10 janvier 2016

Médinatation 2 - Les autres

Les premiers allers-retours, c'est facile, il y a l'ivresse du début, je suis tout frais, je n'ai pas vraiment besoin de respirer. Mais rapidement je m'approche du rouge, il faut trouver un équilibre, prendre assez d'air pour alimenter la viande. Le souffle s'installe.
Là, je commence à trop penser, écarte un peu les doigts, plonge la main loin devant, garde les jambes tendues, respire dans le ventre, attention à ton bras gauche. C'est chiant cette gauche. Dans la ligne Matériel, il y a les gens avec les palmes pour les pieds, palettes pour les mains, ça, ça accélère, mais il y a aussi les petites planches qu'on tient pour travailler les jambes, ou le dos avec les palmes, et ça c'est lent.
Je me demande ce qui est pire : se faire doubler par un requin furieux, tête en caoutchouc, qui passera quoi qu'il arrive parce qu'il fait du triathlon, ou bien stagner dans les bulles d'une paire de palmes maladroites, qu'il faut doubler.
Le pire du pire, c'est quelqu'un qui va juste un peu moins vite. Rester derrière, c'est casser le rythme, se brider, en sachant qu'il n'y a pas de raison que ça s'arrête. J'en ai vite marre et je double, mais doubler, c'est se mettre en danger entre les deux files, ça prend une demi-longueur, il faut tordre le cou pour regarder devant, sinon on peut assommer quelqu'un d'un coup d'aile trop loin du corps. L'aile gauche. Dans la ligne d'eau, on nage à droite comme sur la route.

Les bons nageurs sont fantastiques. Ils me passent à une vitesse incompréhensible : comment peuvent-ils aller autant plus vite que moi ? Pourtant je viens toutes les semaines. Sans doute parce que je ne fais pas de triathlon. Ils sont puissants, ils traitent l'eau comme un obstacle, ils la frappent, ils la dégagent. Ils passent comme des bolides.
Le mieux, c'est les bonnes nageuses. Elles sont belles. Pas physiquement, enfin pas spécialement : sous l'eau toutes les femmes sont des bombes. Au fil des longueurs, j'entrevois des créatures à maillots olympiques et cuisses lisses. Elles me font forte impression mais je regarde le fond. Peu importe la plastique, ce qui importe, c'est le mouvement. Les bonnes nageuses ne frappent pas l'eau, elles la massent, elles y glissent. Faute de puissance, elles l'épousent. Absentes, toutes dans leur mouvement, faciles comme des loutres. La force rend brutal. Le plus beau, c'est les bonnes nageuses. 

 

dimanche 3 janvier 2016

Médinatation 1 - Ça fait longtemps

Ça fait longtemps que je ne suis pas venu. La crève de l'hiver, la flemme, ça fait un mois. Je marche sur le carrelage froid, sans doute sale, je n'y vois rien, mes lunettes sont dans le casier.
Je passe sous la chaise d'arbitre, bonjour monsieur perché, je passe entre les deux bassins, je pose mes affaires sur le premier gradin, je prends mes lunettes de natation et mon tuba, les lanières s'emmêlent comme d'habitude. Je frissonne. Je descends l'échelle, je souffle en m'immergeant, c'est froid. Je chausse mon bazar. J'ai l'air idiot sans doute, en slip avec mon circuit de gomme sur la tête. Dos au mur. J'attends un créneau entre les trop lents et les trop rapides.
Première poussée, bien fort. C'est l'extase. Je file dans l'eau comme une aiguillette, je n'ai jamais été aussi fin, je me dissous. Je sens l'eau couler tout le long jusqu'aux pieds, ça avance tout seul. Les bras mordent dans l'eau, gourmands, ils tirent fort sans que je fasse rien. Le corps exulte. Sentiment de puissance. Je nage en apnée, je plane, jusqu'à la ligne rouge au moins. Je respire un coup, apnée encore. Je tire trop fort, je sais, je vais le payer mais je ne peux pas m'empêcher : je suis tellement content de retrouver l'eau.
Au bout de la longueur, il faut bien respirer. Je commence à prendre le rythme, aspire bras gauche, souffle bras droit, comme un randonneur, comme un migrateur, comme une machine de chair. Le film se lance. 

 

Médinatation

MÉDINATATION n.f. Méditation venant en nageant. Rêverie du nageur solitaire. Rien à voir avec la médina.