Je prends le train pour Paris. 7 h 30, il fait nuit noire. Thierry
notre chef de bord nous souhaite la bienvenue. Suite à un rail cassé en gare du
Mans, le TGV sera détourné par St-Pierre-des-Corps. C’est mieux qu’une bombe.
Le déplacement est prévu depuis trois semaines, puis vendredi dernier
il y a eu les attentats. Alors j’ai peur. Je vais à la gare, premier lieu de
danger. Puis je suis dans le train, deuxième lieu de danger, je repense à
l’attentat raté du Thalys il y a six mois. Cent fois j’ai visualisé la scène où
je saute sur le terroriste au sortir des toilettes, je détourne son arme mais
le coup part quand même. Qui le prend ? Moi ? Une femme à côté ?
J’arrive à Montparnasse, j’imagine des scènes de panique. Je prends le métro,
prise d’otages, égorgement. J’arrive à ma réunion, à Charonne dans le XIe, à
deux rues des terrasses mitraillées la semaine dernière. Une fois dans la salle
de réunion, je respire. Passé un premier tunnel de danger.
Je me dis que je suis idiot. Combien de personnes ont pris le train
depuis une semaine ? Combien le métro ? Combien sont passées à
Montparnasse ? Des millions. Une prof de ma fille a dit à la classe que
130 personnes sont mortes la semaine dernière. Rapporté à 65 millions, on a
autant de chances d’y passer que de gagner au loto. N’empêche, le traumatisme
est là. Nous portons tous à l’esprit une marque féroce, l’âme comme broyée en
un lieu intime, en pulpe douloureuse.
Depuis une semaine, chaque matin j’embrasse mes enfants avec soin. Je
sais que c’est irrationnel, qu’il y a très peu de chances qu’un malheur arrive
mais c’est plus fort que moi. Je me dis qu’on ne peut pas écarter le scénario
d’un fou qui entre dans l’école et tire dans le tas. C’est déjà arrivé. Au
moins je les aurai embrassés comme il faut avant de les perdre.
Ces jours-ci, je crains plus les actes isolés, les
fous, les paumés, qui se lâchent en se réclamant vaguement de telle ou telle
secte. Je ne m’attends pas à un autre attentat organisé dans l’immédiat. Ça
reviendra dans quelques mois, quand on aura commencé à oublier et que la vie
aura repris.
On dit partout il faut continuer à vivre, on reste debout. Oui, bien
sûr. La vie continue mais je porte comme tout le monde un pincement constant au
cœur, la peur du pire. Elle se mêle à l’effroi des images de la semaine
dernière, à cette douleur immense. Ça marche bien le terrorisme, ça terrorise.
On parle de courage mais est-ce courageux de continuer à vivre ?
Finalement on ne fait que continuer comme d’habitude. Quelle serait
l’alternative ? Rester chez soi écroulé en pleurs toute la journée ? Ça
n’est pas viable. Notre courage est
juste normal, ça n’est pas ça le courage, on fait malgré tout, rien de plus.
Autour de moi les gens ne me paraissent pas si touchés. Est-ce parce
qu’ils ne sont pas parisiens ? J’ai beau vivre ici depuis dix ans, je me sens
toujours parisien quelque part. Identité fictive, je serais incapable de vivre
à Paris de nouveau. Mais les souvenirs sont là, les petits bateaux colorés dans
les bassins des Tuileries, le musée de la marine avec mon père et mon frère, le
patin dans la rue avec les copains, les cinés avec ma femme à Bastille le
dimanche soir.
Je me surprends à regarder les Arabes. J’ai envie de me gifler.
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