dimanche 29 novembre 2015

Démonstration 16 - Le 22 novembre 2015

Ben voilà. Je pose mes fesses dans le train du retour. On est encore gare Montparnasse, ça démarre dans dix minutes. Je ne suis pas mort. Je n’ai pas vu de morts. Je n’ai vu personne pleurer.

Je suis passé devant La Belle équipe, un des bars qui ont été mitraillés, rue de Charonne. Je n’ai pas fait exprès, c’était sur mon chemin. J’ai fait des kilomètres à pied dans Paris, pour profiter de la ville, et parce que ça m’apaise.
Devant La Belle équipe, il y avait plein de fleurs et de bougies, ça faisait un grand tapis sur le trottoir. Il y avait une cinquantaine de personnes qui regardaient. Quelques-unes causaient doucement. Je n’ai vu personne pleurer, il faut dire que je n’ai pas bien regardé, j’avais moi-même les larmes aux yeux. J’ai croisé quelques visages malgré tout, j’ai vu que les gens étaient touchés, presque recueillis. Pas de démonstration bruyante. Comment fait-on pour digérer ça quand on n’est pas croyant ? J’ai continué mon chemin.

Je suis allé jusqu’au Jardin des plantes, puis les quais vers Notre-Dame. J’ai obliqué à gauche, vers la montagne Saint-Geneviève, au sommet de la colline j’ai trouvé la librairie que je cherchais, je suis redescendu à Saint-Sulpice. En passant devant le Sénat, je me suis dit que c’était idiot de passer devant le Sénat. Il ne s’est rien passé, j’ai juste vu quelques grosses voitures avec un gyrophare sur le toit. Transport de sénateurs sans doute.

A Saint-Sulpice, tout était normal. Concert dans l’église, vieilles dames. On est allés dans un bar à côté avec mes potes. Je n’ai rien trouvé d’inhabituel, il y avait du monde. Eux m’ont dit que d’habitude il y a plus de monde. De mon côté, je me faisais des petites remarques du genre je préférerais m’installer au fond ou bon endroit pour une fusillade. Mais pas de fusillade. J’ai mangé une andouillette et bu deux pintes de brune. On a rigolé avec les copains en disant que c’était de la provocation. On a aussi fumé des clopes.

Pas de marque visible des attentats dans Paris. La présence policière n’est pas exceptionnelle. Seul signe frappant : seulement quatre personnes devant la fontaine Saint-Michel samedi soir. Jamais vu ça. Ça reviendra, sans doute.

Maintenant la lune se lève, après une belle journée. Ma petite parano me souffle qu’après ce trajet en train, quand je serai sorti de la gare, je serai hors de danger. Mais après deux jours dans Paris, je n’y crois plus : Panthéon, Saint-Michel, le métro, les gares, et rien.

Jusqu’ici tout va bien. On attend le coup suivant, en espérant qu’il ne tombe pas sur nous. 


mercredi 25 novembre 2015

Démonstration 15 - Encore le 20 novembre 2015

Qu’est-ce qui va se passer maintenant ? Je vais passer mon week-end à Paris comme prévu, je vais marcher dans les rues avec ma sœur, j’irai probablement à République voir les bougies et les papiers détrempés. J’ai envie de voir ça, je ne sais pas bien pourquoi. Je n’ai pas été à République depuis des années. Je me souviens du 1er mai 2002, Le Pen au second tour de la présidentielle. Pour la manif, j’avais fait un petit panneau Liberté Egalité Fraternité. Dans ces moments-là, c’est le seul symbole national auquel j’adhère vraiment. Je n’ai rien contre le drapeau bleu blanc rouge, je ne le trouve pas très beau, c’est tout. Par contre je ne chante pas la Marseillaise, c’est un chant de haine. Je ne l’ai pas chantée cette fois-ci non plus.

Le 1er mai 2002, on était venu contre la haine, déjà. La haine, toujours. L’humain la porte en lui. Ça doit faire partie de la panoplie de l’évolution, quelque chose en lien avec le groupe. Peut-être que notre survie est liée au groupe, donc si on l’aime ça augmente nos chances de survie. La haine des autres serait alors un effet collatéral de notre amour du groupe. Une sorte de dérapage, un mauvais dosage, un négatif.

Jusqu’ici tout va bien. Le train roule, personne n’a tiré, pas de bombe atomique, ni d’attaque de fourmis géantes carnivores. Mon imagination anxieuse s’éclate dans cette période post-attentats.

J’essaie de réfléchir malgré tout. J’ai mis ce matin sur internet un texte où j’essaie de comprendre certains ressorts des attentats. Comment on en vient à massacrer des gens, en se tuant soi-même aussi ? Je m’étais déjà posé cette question après le 11 septembre. Je tombe sur une réponse simple : du désespoir et de mauvaises rencontres. Les solutions par contre sont compliquées : il faut changer de société. Donner du sens à la vie en sortant de la consommation, renouer les liens sociaux, redonner de l’espoir et de la chaleur humaine, pour que chacun ait l’impression d’appartenir à un groupe.

On pourra m’accuser de dire que les attentats c’est la faute au capitalisme. En quelque sorte, oui. L’égoïsme, l’isolement généralisé, le sentiment de cul-de-sac. On pourra m’accuser de faire de l’angélisme, de tout mélanger. Mais tout est déjà mélangé. Et profondément je ne crois pas qu’on naisse monstre.

Le jour a l’air de vouloir se lever. J’ai toujours été surpris de voir que, lors des grandes catastrophes, la Terre continue de tourner. Quand mon cousin est mort dans un accident de voiture, j’étais stupéfait de voir les bus circuler normalement dans Paris. Et à l’heure où tous ces gens mouraient la semaine dernière, on prenait l’apéro chez nos voisins. On n’a rien senti.

Là je me dis que ce genre de choses arrive quotidiennement en Syrie, en Irak, au Yémen. On ne sent jamais rien mais on ne s’en étonne pas d’habitude. Parce qu’on n’est pas touché, au fond. D’un coup ces horreurs arrivent en bas de chez nous et elles deviennent horribles. Pourquoi pleurer aujourd’hui, alors que je ne connaissais aucune victime, et pas à l’heure de chaque violence, de chaque massacre, jour et nuit ? On ne peut pas vivre en pensant constamment à la douleur du monde. Ça ne fait pas de nous des monstres mais ça ne nous dédouane pas. On devrait s’en préoccuper. Cela dit, honnêtement, j’en ai marre de me préoccuper tout seul. Je donne de l’argent aux associations, oui mais il reste tant de merde à pelleter. Je finis par devenir un râleur. Est-ce que râler ce n’est pas un constat d’échec, le bruit de l’impuissance à arrêter la souffrance ?

Il pleut. Ça fait une semaine qu’il pleut. Non non, le ciel se fout bien de nos malheurs, c’est juste une perturbation atmosphérique. Le ciel c’est une vue panoramique sur le vide. C’est pas facile de rester rationnel en ce moment.


lundi 23 novembre 2015

Démonstration 14 - Le 20 novembre 2015

Je prends le train pour Paris. 7 h 30, il fait nuit noire. Thierry notre chef de bord nous souhaite la bienvenue. Suite à un rail cassé en gare du Mans, le TGV sera détourné par St-Pierre-des-Corps. C’est mieux qu’une bombe.

Le déplacement est prévu depuis trois semaines, puis vendredi dernier il y a eu les attentats. Alors j’ai peur. Je vais à la gare, premier lieu de danger. Puis je suis dans le train, deuxième lieu de danger, je repense à l’attentat raté du Thalys il y a six mois. Cent fois j’ai visualisé la scène où je saute sur le terroriste au sortir des toilettes, je détourne son arme mais le coup part quand même. Qui le prend ? Moi ? Une femme à côté ? J’arrive à Montparnasse, j’imagine des scènes de panique. Je prends le métro, prise d’otages, égorgement. J’arrive à ma réunion, à Charonne dans le XIe, à deux rues des terrasses mitraillées la semaine dernière. Une fois dans la salle de réunion, je respire. Passé un premier tunnel de danger.

Je me dis que je suis idiot. Combien de personnes ont pris le train depuis une semaine ? Combien le métro ? Combien sont passées à Montparnasse ? Des millions. Une prof de ma fille a dit à la classe que 130 personnes sont mortes la semaine dernière. Rapporté à 65 millions, on a autant de chances d’y passer que de gagner au loto. N’empêche, le traumatisme est là. Nous portons tous à l’esprit une marque féroce, l’âme comme broyée en un lieu intime, en pulpe douloureuse.

Depuis une semaine, chaque matin j’embrasse mes enfants avec soin. Je sais que c’est irrationnel, qu’il y a très peu de chances qu’un malheur arrive mais c’est plus fort que moi. Je me dis qu’on ne peut pas écarter le scénario d’un fou qui entre dans l’école et tire dans le tas. C’est déjà arrivé. Au moins je les aurai embrassés comme il faut avant de les perdre.

Ces jours-ci, je crains plus les actes isolés, les fous, les paumés, qui se lâchent en se réclamant vaguement de telle ou telle secte. Je ne m’attends pas à un autre attentat organisé dans l’immédiat. Ça reviendra dans quelques mois, quand on aura commencé à oublier et que la vie aura repris.

On dit partout il faut continuer à vivre, on reste debout. Oui, bien sûr. La vie continue mais je porte comme tout le monde un pincement constant au cœur, la peur du pire. Elle se mêle à l’effroi des images de la semaine dernière, à cette douleur immense. Ça marche bien le terrorisme, ça terrorise.

On parle de courage mais est-ce courageux de continuer à vivre ? Finalement on ne fait que continuer comme d’habitude. Quelle serait l’alternative ? Rester chez soi écroulé en pleurs toute la journée ? Ça n’est pas viable. Notre courage est juste normal, ça n’est pas ça le courage, on fait malgré tout, rien de plus.

Autour de moi les gens ne me paraissent pas si touchés. Est-ce parce qu’ils ne sont pas parisiens ? J’ai beau vivre ici depuis dix ans, je me sens toujours parisien quelque part. Identité fictive, je serais incapable de vivre à Paris de nouveau. Mais les souvenirs sont là, les petits bateaux colorés dans les bassins des Tuileries, le musée de la marine avec mon père et mon frère, le patin dans la rue avec les copains, les cinés avec ma femme à Bastille le dimanche soir.

Je me surprends à regarder les Arabes. J’ai envie de me gifler. 


vendredi 20 novembre 2015

Démonstration 13

Les attentats se produisent alors que je mets sur le blog une série sur les monstres. Forcément je fais le lien.
En médecine, on distingue les maladies aiguës, qui tuent rapidement (comme le choléra), et les maladies chroniques, avec lesquelles on peut vivre longtemps (comme le diabète).
Je fais la même distinction concernant les monstres. Les types qui vendredi dernier ont pressé la détente sont les monstres les plus aigus, les plus visibles.
Derrière eux se cachent des monstres moins voyants : les imams fanatiques, les formateurs de Daesh, tous ceux qui tirent vers la haine des gens souvent simplement paumés. Eux, les gourous sectaires, sont des monstres plus chroniques.
Un peu moins aigus encore, on trouve les dirigeants d’extrême-droite : moins virulents, ils n’appellent pas au crime mais ils répandent la haine au quotidien. Ils sèment des violences à venir, sur le terreau des désespoirs. Et ils profiteront probablement des attentats lors des élections de décembre.
Mais le monstre le plus chronique est aussi le plus insaisissable car nous baignons dedans : c’est notre mode de vie. La propriété à outrance, la consommation n’ont pas de sens. Le sens de la vie, ce sont les liens qu’on a les uns avec les autres, ce sont les projets qu’on met en œuvre. Derrière ce mode de vie, certains se nourrissent du profit à court terme et courent après une réussite individuelle qui ne tient pas compte de l'humain. Sont-ils des monstres ou juste des idiots ?
Dans notre mode de vie, il y a aussi les portes fermées. En France, la reproduction sociale est écrasante : sauf exception, les enfants d’ouvriers deviennent ouvriers, les enfants de cadres deviennent cadres. Et on ne donne pas le droit à l’erreur. Comment s’étonner que les plus perdants à ce jeu, les désespérés, tombent dans le précipice ?
Ce monstre-là, notre mode de vie, nous le connaissons tous, nous vivons avec lui chaque jour, c’est lui notre diabète. Les attentats en sont la conséquence, comme des complications.


Personne ne naît monstre. C’est la frustration, le désespoir et les mauvaises rencontres qui changent les gens en monstres. Donnons un sens à la vie, donnons vraiment sa chance à chacun et les recruteurs de Daesh ne trouveront plus de recrues.
Ce ne sont pas de petits changements qui sont nécessaires pour ralentir la fabrique des monstres.

mercredi 11 novembre 2015

Démonstration 11 - Compas

Micks a décidé de sauter le pas. Il était plutôt réticent, il trouvait ça pas naturel et assez dégueu. Mais tous ses copains l'ont fait, les jambes et même, pour les plus audacieux, des ailes. Tous lui disent que c'est incroyable, qu'ils ont des sensations extraordinaires. Micks les voit bondir comme des sauterelles, planer du haut des tours. Il se laisse convaincre, il veut être comme les autres. Il prend rendez-vous à la Clinique du Surhomme.
L'opération se passe bien. Ses moignons sont bien formés, pas de syndrome du membre fantôme. Ses prothèses sont belles, même si Micks ne roule pas sur l'or. Après les trois semaines de convalescence, il peut s'élancer à son tour. L'ivresse est fulgurante. Il court comme jamais, bondit comme un félin.
Il s'amuse des mois durant. Puis il s'habitue. Il en vient à se demander comment il vivait avant. Pendant ce temps, certains de ses potes se font les bras, certains même un œil.
Micks les regarde. Ça lui fait envie mais il hésite encore. Il ne pensait pas recommencer si vite. Il manque d'argent. Il se dit qu'après les bras, il faudra autre chose. Il ne voit pas de fin.
Il rumine pendant des mois puis, un jour, il finit par se dire que c'est bien vain, qu'on doit se satisfaire du corps qu'on a. Ses jambes sont déjà presque obsolètes, elles ne sont pas compatibles avec les derniers prothextes. Il regrette son amputation. Il se trouve puéril et stupide. Un matin, il les jette de rage.
Il prend une chaise roulante. Dans la rue, les jeunes le fixent comme une bête curieuse. Certains vieux sont plus compréhensifs et lui adressent la parole, lui demandent s'il est trop pauvre pour acheter des prothèses. Il répond : je n'en veux pas. Ils sont surpris mais certains presque attendris se dévoilent, partageant l'incompréhension des mutilations volontaires.
Un jour, il croise son chirurgien. Bonne âme, ce dernier lui offre une paire de prothèses. Micks refuse. Il lui dit : je préfère les escarres au cul qu'à l'esprit. Le chirurgien est très choqué. Il lui dit d'abandonner alors ses lunettes et sa chaise roulante.
Micks rejoint le camp des naturistes radicaux, désormais en conflit ouvert avec les prothètes.