vendredi 29 mai 2015

John-John et le goûter

Aujourd'hui c'est une belle journée. Il n'y a pas de vent et l'air ne vibre pas encore par-dessus les collines lointaines. On n'entend pas le serpent à sonnette dans la vaste plaine. Et Rosie doit venir pour le goûter. John-John est guilleret et décide de faire un gâteau.
        Mais John-John ne connaît que deux recettes : celle du pemmican : couper la viande en fines lanières, la laisser sécher au vent en écartant les coyotes et les faucons. Celle du bourbon : prendre le verre de bourbon, boire le bourbon.
        John-John se gratte la tête. Il tente de se souvenir des gâteaux de sa mère. Mais le seul souvenir qu'il a d'elle, c'est qu'elle gisait dans son sang au milieu de Main Street. Elle venait de mettre une balle dans la tête de son père. C'était trop facile, il tenait à peine debout tant il était plein de bourbon. Elle l'avait pourtant bien prévenu, John-John s'en souvient : encore une fois aux filles et c'était la fin.
        A tout bien considérer, John-John soupçonne un malentendu : peut-être que son père n'a pas compris ce que voulait dire « la fin » dans la bouche de sa mère. Finalement ce fut une fin assez finale.
        Son père gisait aussi dans son sang mais il était un peu loin, John-John était dans les jupes de sa mère. Son père avait réussi à lui fourrer malgré tout un pruneau dans le beignet, c'est pourquoi elle gisait dans son sang. John-John ne comprenait pas bien ce qui arrivait. Il se souvient que maman le regardait l'air furieux.
        Alors John-John a une illumination et se souvient d'un coup de la recette des beignets aux pruneaux.


jeudi 21 mai 2015

Germain le couteau suisse

        Germain est laid. Il est lourd aussi. Il est rouge, marqué d’une petite croix blanche qui pourrait être élégante mais il est affublé de toutes sortes d’affûtiaux saugrenus, qui lui font sur les flancs des protubérances et des renflements.
        Cela dit, Germain est très fier de son apparence : il ne s’embarrasse pas des poncifs dominants sur la sveltesse. Il exhibe sa livrée vermillon avec orgueil et répète que l’essentiel, c’est d’être un bon outil. De fait, il est indispensable à son propriétaire, qui le sort pour un oui ou pour un non, pour se curer les ongles et ouvrir sa boîte de maïs, scier une branchette ou revisser une bricole.
        La grande terreur de Germain dans la vie est d’être perdu. C’est pourquoi il vérifie plusieurs fois par jour la cordelette qui le lie au pantalon. Quand le nœud commence à bâiller, Germain fait claquer sa lame pour attirer l’attention du patron. Le problème c’est que le patron commence à devenir un peu sourd, c’est malheureusement fréquent dans l’artillerie.
        Par ailleurs, ce que Germain déteste, c’est la saleté. Le thon, en particulier, est une calamité : l’huile, passe encore, c’est plutôt agréable dans les jointures, mais les miettes molles qui viennent s’accumuler au fond des rainures, c’est tout bonnement dégueulasse. Dans ces cas-là, rien ne vaut un bon coup de brosse à dents au savon noir.


dimanche 10 mai 2015

La nouvelle gabelle

La poursuite du profit à court terme et l’intervention massive d’automates sur les marchés financiers provoqua une profonde crise économique au début du XXIe siècle. Les pays riches furent confrontés à de graves difficultés budgétaires. Chaque gouvernement, en fonction de son orientation politique, partit à la chasse aux dépenses ou chercha des rentrées supplémentaires. Mais les déficits continuaient à se creuser.
C’est alors que la France, grand pays d’innovation fiscale, réinventa la gabelle. Le frigo étant au point depuis longtemps, le sel ne jouait plus de rôle majeur dans la conservation des aliments. Les créatifs du ministère des finances proposèrent donc d’asseoir le nouvel impôt sur le sucre, dont la consommation était devenue massive.
Ce fut un succès fulgurant. Au bout de deux ans, le budget de l’État français devint excédentaire et la résorption de la dette publique était en bonne voie, sans compter la réduction des dépenses de santé attendue à plus long terme. Bien sûr, beaucoup furent engloutis dans cette révolution, il y eut quelques émeutes de dentistes, et on déplora la faillite de Ferrero en 2018. Cependant, les rentrées fiscales étaient telles qu’il fut facile de proposer à tous les chômeurs des programmes de reconversion très satisfaisants. On put même remettre sur pied l’Éducation nationale.
Mais rapidement, l’industrie revint à la charge avec un nouvel édulcorant en lieu et place du sucre. L’État riposta en l’incluant dans l’assiette de la taxe. Ce fut le début de la Guerre des sucres, qui se poursuit encore aujourd’hui.

dimanche 3 mai 2015

John-John s'ennuie

La journée a été interminable. John-John est en convalescence. Il attend que son orteil repousse mais que c'est long.
Les troupeaux sont partis au loin. La ville est à deux heures de cheval et Rosie ne vient plus, elle a peur des coyotes. Les femmes.
John-John essaie de tuer le temps. Il veut compter les nuages mais il n'y a pas de nuages dans le désert. Il veut compter les serpents ; les serpents se cachent et de toute façon John-John ne sait compter que jusqu'à six. C'est suffisant pour charger son colt, mais quand il y a trop de choses, six ne suffit plus, et il faut recommencer plusieurs fois. Au bout de deux ou trois fois six, John-John s'y perd. De toute façon, il a un cheval, un chapeau, un colt, deux bottes. Ce qu'il y a après six ne lui sert à rien.
En pensant à ça, il a bien passé plusieurs minutes, peut-être pas six mais quand même. Il essaie de continuer à penser à six mais il n'a plus d'idées.Il est midi. Le chien se lève. Il quitte l'ombre du cactus et vient se mettre à l'ombre de la maison. Elle est toute fine mais le chien s'allonge tout fin comme un chien fin et arrive à se faire tenir dedans. John-John se demande s'il arriverait à se faire aussi fin. Mais les chiens sont plus fins que les hommes. Rosie dit ça souvent. John-John n'est pas très d'accord : l'année dernière quand il a trouvé le fourgon abandonné en revenant du Nord, les passagers étaient très fins. Enfin, plats. Ils attendaient depuis longtemps. En enlevant les flèches et en les roulant soigneusement, on aurait pu les faire aussi fins que le chien.
Encore quelques minutes de passées, peut-être même plus de six cette fois. Mais pas six heures, six heures c'est l'heure où le soleil commence à faire semblant qu'il va devenir sympa, alors que le lendemain il est toujours aussi mauvais.
John-John se dit qu'il pourrait essayer de compter après six pour s'occuper. Il cherche des trucs qui sont à six et un. Il trouve un cactus avec six et une branches. Il est tout content, il compte tout haut : un, deux, trois, quatre, cinq, six, six et un. Il se dit qu'au fond il n'a même pas besoin de cactus et dit : six et deux.
Il voit tout de suite le problème. Ça va l'emmener à six et cinq, six et six, et après ? Six et six et six et six ? Ça ne marchera pas.
John-John a perdu son orteil mais pas son esprit. Pour éviter de dire « et » tout le temps, il décide de donner un nom à six et un. Il l'appelle cactus. Six et deux, il l'appelle collines. Six et trois, il l'appelle orteils. Six et quatre, il l'appelle doigts. Six et cinq, vautours. Six et six, serpents. Six et cactus, brins. Six et collines, rochers. Etc.
Ça demande un gros effort de mémoire mais John-John se souvient bien des mots parlés. Dès qu'il a trouvé doigts mots nouveaux, il se récite de nouveau sa liste.
Quand Rosie vient le voir quelques jours plus tard, elle le trouve dans le rocking chair devant la maison, les yeux fermés. Elle est inquiète, elle se penche sur lui. Il ne réagit pas, elle pose sa main sur son épaule. Il tressaille et marmotte une histoire de poussière et d'étoiles.