Hector
s’inquiète pour l’avenir. Le rythme des innovations
informatiques est effréné, et il peine à suivre. Il se souvient de
ses jeunes années, de son arrivée triomphante sur les marchés, la
galette irisée, nouvel horizon numérique multipliant les capacités
de stockage par cent. Quelle satisfaction de détrôner les vieilles
badernes, de donner au monde toute la mesure de son immense
capacité ! Les disquettes n’avaient jamais été aussi
floppy. Mais la lune de miel n’a pas duré. Le DVD, ce vilain
arriviste, s’est radiné au bout de quelques années, ringardisant
Hector et ses semblables. Si on continuait de faire appel à eux,
c’était surtout pour vider les tiroirs. Puis les clés USB
lancèrent un nouvel assaut. Ha ! Hector observa avec plaisir la
stupéfaction des DVD de se voir dépassés à leur tour. La roue
tourne, ricanait-il. Puis ce fut l’avènement des disques durs
externes. Les DDE, quel sigle ridicule, alors que
CD-rom, c’était chic, avec deux initiales nettes, et le suffixe
plus doux, presque latin ! Désormais on parle de cloud et
Hector se sent dépassé. Ça doit être l’âge. Il s’inquiète
vaguement pour son état de conservation : alors qu’il a
toujours eu une excellente mémoire, certains souvenirs commencent à
s’effacer.
jeudi 18 décembre 2014
jeudi 11 décembre 2014
Les chimères sont parmi nous.
A partir de
2013, l'hypothèse commença à se répandre parmi les biologistes.
Au début, le pouvoir tenta d'étouffer la rumeur. Certains grands
scientifiques disparurent mystérieusement à cette époque, on fit
même croire à la mort naturelle d'Albert Jacquard. Mais ce fut
peine perdue et l'information finit par filtrer : beaucoup
d'humains sont des chimères, portant plusieurs ADN différents. De
nombreuses mères en particulier portent celui de leurs enfants en
plus du leur.
Quand Ségolène
Royal fit son coming-out sur le sujet, on n'y fit pas trop attention.
Mais d'autres célébrités suivirent, dont, pour certaines, on
doutait qu'elles eussent même un seul ADN complet. Finalement l'idée
fut largement relayée par la presse.
Ce fut un
cataclysme. Si chacun pouvait porter plusieurs ADN, la médecine
légale perdait un de ses outils d'identification les plus fiables :
la diffusion de la série « Les experts » fut stoppée
net dans un gigantesque scandale, au motif que ça n'était « plus
crédible ». Des centaines de prisonniers virent leurs dossiers
rouverts, ce qui acheva d'engorger le système judiciaire.
Mais surtout, la
découverte acheva de brouiller l'identité : si nous gardons en
nous un peu de notre mère, si les deux kilos de microbes que nous
avons dans le ventre font partie de nous, si nous portons des
prothèses sous la peau, l'humain ne colle plus à l'image simple
d'un sac étanche dont le mode d'emploi est enregistré sur ADN.
Que sommes-nous
alors ? Une ville avec des entrées et des sorties, des bouchons
et des espaces verts, des glissements de terrain et des zones
industrielles ? Un biotope avec des centaines d'espèces, comme
un paysage de moyenne montagne ? Un métaréseau
chimio-électro-psychologique ?
Le penseur
prothète Bernabé Fakebum résuma ces doutes dans sa légendaire
formule : « La seule certitude désormais, c'est que
l'humain est une construction bioculturelle. »
vendredi 5 décembre 2014
La mégapole intestinale
En 2013 on
réalisa la première greffe de microbiote. Une patiente avait
l'intestin envahi par une bactérie virulente, qui mettait sa vie en
danger. Les médecins décidèrent donc d'exterminer toute forme de
vie dans le tube digestif à l'aide d'un puissant traitement
antibiotique, puis de réinstaller dans l'intestin une population
microbienne équilibrée. Concrètement, la patiente reçut une
greffe de merde par sonde nasale. Sa bru fit le don de bon cœur.
L'opération fut
couronnée de succès et, après quelques années, la pratique se
répandit sur toute la planète. En parallèle, les progrès des
analyses biologiques massives aidèrent à mieux comprendre la
composition et le fonctionnement de la mégapole microbienne que
chaque humain porte en lui. On put même commencer à la façonner.
Des chercheurs
islandais prélevèrent notamment des microbes dans la panse
d'animaux réputés pour leurs performances digestives, vaches, vers,
phasmes, et les administrèrent à des patients incurables, à titre
d'essai de la dernière chance. Les résultats dépassèrent leurs
espérances : non content de sauver les patients, le procédé
fit émerger de nouvelles capacités. Le mot « omnivore »
prit tout son sens : grâce à ces progrès, il devint possible
de se nourrir de terre, de déchets bruts, d'eau de mer. La faim dans
le monde recula, et la pollution aussi.
Cependant, il y
eut quelques surprises, du fait de transferts de gènes inattendus
entre ces nouveaux microbes et les greffés. Ainsi, la moitié de la
population islandaise mourut mystérieusement pendant l'hiver 2032,
jusqu'à ce qu'on comprenne qu'il s'agissait de la roséole du
lombric. En contrepartie, la nouvelle digestion longue des herbacées,
calquée sur celle des bovins, donna lieu à d'abondantes flatulences
riches en méthane, grâce à quoi l'Islande devint un poids lourd de
la production énergétique mondiale.
mardi 2 décembre 2014
Trop de plaisir tue le plaisir.
Le
début du XXIe siècle connut une terrible épidémie d'obésité :
jamais l'homme n'avait connu une telle abondance de nourriture. Les
gouvernements européens, tentant de sauver leurs systèmes de santé,
réformèrent l'étiquetage des aliments en vue de sensibiliser les
consommateurs aux dangers de la malbouffe. On décida
d'afficher de façon uniforme le contenu des aliments en sucre, sel
et graisses. Dans un élan de marketing
public, on inventa le SaSuFaSU, pour
Salt-Sugar-Fat Standardized Unit (noté :
Ṩ).
L'initiative
fut un flop, au même titre que les mini-vidéos trash qu'on voyait
désormais sur les paquets de cigarettes. Le
mot sasufasu
resta cependant pour qualifier quelque chose d'immédiatement
plaisant, à tel point que
les jeunes commencèrent à
appeler
ainsi les jolies
filles dans la rue.
Puis Bollywood
sortit une comédie musicale de quatre heures intitulée Sasufasu
love love, qui eut
un succès planétaire.
Entre-temps,
les syndicats professionnels
s'étaient emparés du concept et s'étaient
mis d'accord sur une échelle
unifiée du plaisir ressenti à la consommation ; rapidement,
le sasufasu s'imposa comme unité
de mesure. Bientôt,
des petits malins
l'affichèrent
sur leurs produits. Cela
déclencha une violente
guerre
commerciale, où
la
surenchère devint la norme : tel scooter affichait
1000 Ṩ, telle voiture 10.000 Ṩ. On passa ainsi rapidement
du sasufasu (ou sasuf,
dans le langage courant) au kilosasuf. Vers 2025, la mise au point
des prothèses sexuelles fit sauter le compteur jusqu'au mégasasuf.
Et quand on brancha les prothèses sexuelles sur les sondes
cérébrales, on explosa le gigasasuf.
Inscription à :
Articles (Atom)