C'était inévitable :
l'odeur des amandes amères lui rappelait toujours le destin des
amours satisfaites. Il en concevait une sorte d'amertume aiguë,
composée de douceur et d'âpreté, qui lui mettait le cœur au bord
des lèvres. Non pas que ses amours à lui aient toujours été
malheureuses mais le spectacle des couples épanouis, des maris
attentionnés et des épouses enflammées, lui retournait l'estomac.
Il avait grandi dans
une famille radieuse, aux revenus confortables mais pas excessifs,
sous les yeux bienveillants de ses parents très liés. Ils le
restèrent jusqu'à la mort, disparaissant ensemble dans un accident
de montagne, encordés sur un mauvais à-pic.
Lui n'avait pas
souffert de cette fin catastrophique. Il était grand déjà et
suffisamment désabusé pour que ce malheur glisse sur lui sans
dommage. Il était très occupé à séduire et abandonner à tour de
bras les jeunes filles de bonne famille, luttant pied à pied contre
leur vertu convenue, arrachant la victoire avec les dents et, quand
enfin le sang coulait sur les draps, il sautait de leurs lits en
fredonnant, ne se donnant pas même la peine de rabattre leurs
jupons, les laissant dans des abîmes de honte, déjà parti sur une
nouvelle piste, flairant la vulve timide. S'il faut souffrir,
disait-il, qu'on souffre mais qu'il se passe quelque chose ! Et
il s'y employait ardemment. On aurait dit qu'il cherchait à mourir
en duel.
Il remplissait ainsi
ses semaines, enchaînant les conquêtes larmoyantes, jusqu'au jour
où il rencontra Justine. Elle aurait pu aussi bien échanger son N
contre un C, tant elle lui en fit voir. Elle jouait avec lui comme
avec un yoyo, le lâchant pour mieux le ramener à sa main, le
faisant tournoyer à vomir.
Il souffrait, oui,
enfin, il vomissait, de la bile, de la rage, de l'amour contrarié,
de l'orgueil crevé aussi, mais enfin il avait l'impression d'être
en vie. Ces petits jeux durèrent un long moment, plus d'un an,
pendant lesquels il perdit une quinzaine de kilos. Sur la fin, on ne
le voyait plus en société, seuls ses amis les plus proches et sa
sœur désespérée – séduite secrètement elle aussi – lui
rendaient visite. Ils s’alarmaient en chœur de le voir en un état
si pitoyable, valises sous les yeux, chemise et mine fripées.
A la fin, Justine,
constatant qu'elle avait bien sucé toute la moelle de ce jeune coq,
lui signifia qu'il n'avait plus sa place dans sa vie et commença des
aventures saphiques. Lui, roué de coups par la puissante cuisinière
de l'ensorceleuse, fut trouvé à demi-mort devant le porche. Il
resta alité trois mois, avant de se hacher les veines avec une
fourchette, aussitôt qu'il eut retrouvé suffisamment de forces.
Bernardine, sa sœur,
en fut dévastée. Elle l'aimait encore d'un amour dévorant, qu'elle
masquait derrière une affection fraternelle, et fut transpercée de
le voir périr ainsi.
Elle jura la fin de
Justine. Elle fit tant et si bien qu'elle parvint à son tour à se
glisser dans son lit. Le yoyo changea de main et Justine se tordit
dans des tourments atroces.
Jocaste la cuisinière,
amante éconduite de mademoiselle, ivre de haine, finit par saisir
son grand couteau à légumes et tomba sur Bernardine sans crier
gare, un petit matin où elle filait à l'anglaise en laissant
Justine brisée. Mais Bernardine avait senti le coup venir et elle
déchargea sur elle à brûle-pourpoint un petit revolver qu'elle
portait sous sa gabardine. Jocaste s'écroula et clameça dans une
large flaque de sang.
Bernardine, sur sa
lancée, remonta et planta un autre pruneau dans la calebasse de
Justine. Elle était lassée de ces jeux destructeurs.
Échappant aux
gendarmes, elle s'enfuit en Italie, où elle finit sa vie dans un
couvent à flanc de colline, se vidant enfin l'esprit dans la
contemplation de la vallée fleurie.
Ce voyant, le spectre
de son frère rigolait bien.
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