Depuis toujours Berthe
est mal vue. Sa multitude de sœurs, toutes plus fayottes les unes
que les autres, se tuent à la tâche depuis leur premier jour. Et
constamment elles assaisonnent Berthe de reproches : on n'a
jamais vu une fourmi qui prenne le temps de vivre, qui réfléchisse
au pourquoi des choses et qui pose des questions.
Berthe n'adore pas le
travail. De plus, elle aime comprendre ce qu'elle fait et pourquoi
elle le fait. Par ailleurs, Berthe a une perception assez personnelle
de son corps : elle considère qu'elle a droit à un espace
vital autour d'elle, rien de démesuré mais une petite bulle où on
n'entrerait pas sans son autorisation expresse.
Bien loin de ça, elle
subit toute la journée une promiscuité insupportable : ses
connes de sœurs considèrent que chacune appartient à tout le
monde. Elles la reniflent et la palpent en permanence, ce qui donne à
Berthe des bouffées de rage terribles. Par ailleurs, ses sœurs sont
d'une méfiance extravagante vis-à-vis de tout ce qui vient de
l'extérieur.
Si bien que Berthe, un
beau jour de printemps, après le énième reproche de la journée,
plante là son ouvrage et se tire. Ses sœurs sont sciées : une
fourmi qui quitte son poste sans raison de sécurité impérieuse, on
n'a jamais vu ça.
Berthe s'en fout. Elle longe le
corridor vers la sortie, débouche au soleil et respire l'air
extérieur, qui a comme une saveur nouvelle. Elle se retourne vers le
corridor et voit des centaines de têtes qui la regardent les yeux
ronds. Elle leur fait un bras d'honneur libérateur et part vers le
petit bois là-bas, qu'elle a toujours voulu visiter.
Puis elle se fait
piquer par un merle à trente mètres de la fourmilière.
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