dimanche 28 juin 2015

Eloge de la peur

Nous, les hommes, vivons sous une injonction de bravoure. C'est même la définition de la virilité : avoir des couilles.
Mais avoir des couilles sans avoir de tête peut faire mourir. C'est pourquoi il est aujourd'hui indispensable de réhabiliter la peur. Grâce à elle, des malins, des créatifs, des adroits, des endurants ont survécu à travers les âges. Sans la peur, ils auraient couru au devant des pires dangers, avec la triste fin qu'on imagine. Et sous l'effet du tri, l'espèce n'aurait plus rassemblé que des brutes épaisses, voire elle aurait simplement disparu.
Alors glorifions les froussards, les couilles molles au Panthéon ! Qu'ils transmettent leurs gènes de sensibilité, pour que la civilisation dure et s'épanouisse ! Sans eux, on en serait encore à chasser l'ours à mains nues.


samedi 20 juin 2015

Taxons le rire

En 2023, Alors que l'Italie, comme le reste de l'Europe, s'enfonçait toujours plus profondément dans le marasme économique, toutes les ficelles budgétaires furent tirées pour tenter de redresser la barre.
Loin de ces calculs, dans la rue, les Italiens plaisantaient plus que jamais, parce qu'un certain degré de dénuement les avaient rapprochés les uns des autres. Ayant identifié ce vaste gisement fiscal, une bande de joyeux drilles présenta au Président du Conseil l'idée d'une taxe sur le rire. Son montant était indexé sur le temps de l'éclat, le nombre de décibels et le nombre de rieurs. On atteignait vite des montants conséquents : une blague de Toto coûtait une semaine d'argent de poche et, pour un fou rire, certains durent vendre leurs meubles.
Au début, le succès fut impressionnant : de fortes rentrées affluèrent dans les caisses de l’État, qui parvint à payer pendant quinze jours les 7 000 fonctionnaires qui lui restaient. Mais très vite, les effets pervers de la mesure se firent jour : on retirait aux Italiens l'un de leurs derniers plaisirs et le moral des ménages s'en ressentit fortement, portant le coup de grâce à la consommation intérieure.
En parallèle, la résistance s'organisait. Des militants se rassemblaient en public, riant le plus fort possible pour saturer les appareils des risatoni, comme on appelait les gabelous de la poilade. Et très vite, le naturel italien reprenant le dessus, l'évasion fiscale fut massive.
La taxe fut supprimée début 2024.


jeudi 11 juin 2015

Gregor le matin

Lorsque Gregor Samsa se réveilla un matin après des rêves agités, il se trouva métamorphosé, dans son lit, en un monstrueux humain. 
        Il avait toujours craint quelque chose de la sorte. Dans ses cauchemars de jeunesse, il se voyait perdre sa chitine, son armure invincible changée en enveloppe molle, ouverte à tous les coins. Il imaginait alors comme le quotidien serait terrible, à se garder de tous les dangers, des angles des choses, des chutes.
        Et voilà que c'était là. Il voulut se tirer un peu les antennes pour se réveiller mais pas d'antennes, et pas de griffes non plus. Il mobilisa les appendices compliqués, noueux, fixés au bout de ses pattes plus courtes et se heurta la tête avec. Comme prévu, cela lui fit un mal de chien mais il ne se réveilla pas.
        Il constata avec curiosité que la tête était ce qui lui restait de plus familier : une boîte rigide avec, probablement, de la gelée dedans. Pour le reste, c'était conforme à sa vision d'horreur : mou et faible.
        Éperdu, il voulut sortir de son lit pour prévenir ses parents. Déséquilibré par sa paire de pattes manquantes, il se ramassa sur la carpette. Une articulation de ses pattes arrières heurta le sol et une douleur intense le traversa. Ce choc, qu'il n'aurait même pas remarqué hier, le transperça. Il se tâta, un morceau paraissait déplacé à la jonction de deux segments.
        Il eut du mal à s'orienter jusqu'à la porte : les odeurs si familières avaient disparu. En revanche, le cerveau était constamment bombardé de messages lumineux, en une saturation et un désordre insupportables.
        Arrivé à la porte, oubliant un instant sa nouvelle condition, il se précipita comme d'habitude pour l'ouvrir à la volée et, de nouveau, se heurta violemment. Il retomba au sol frappé de douleur et commença à perdre du liquide par les yeux, tandis qu'une douleur diffuse et inconnue se manifestait dans son thorax.


samedi 6 juin 2015

Eloge de la ferraille

Pièces modestes qui peuplez nos poches, votre grandeur est discrète. On vous méprise, on vous pose dans des coupelles oubliées, on ne se penche pas même jusqu'à vous quand par malheur vous tombez à terre.
Mais votre noblesse est antique : vous portez des symboles désuets, certes, mais ô combien révélateurs de la vie des nations. Ces semeuses énigmatiques, ces croix frisées portugaises, ces myrtilles finlandaises, comme elles parlent de l'âme des peuples !
Et comme on gagne à vous suivre dans vos errances secrètes ! Les trous que vous formez au fond de nos poches, vos cache-cache espiègles dans les doublures de nos manteaux nous révèlent des lieux insoupçonnés, des troisièmes dimensions vestimentaires. Vous révélez les mystères dans lesquels nous nous enroulons chaque jour sans le savoir.
Seuls les petits enfants connaissent votre vraie valeur.